6 octobre 2011

La soumission librement consentie, par Beauvois et Joule

Comment amener les gens 
à faire librement 
ce qu'ils doivent faire ?



Avertissement

  
Toute chose est à la fois elle-même et son contraire.
Héraclite (540-480 av. J.-C.).

Il en va de la manipulation comme il en va de la langue d’Ésope. Elle peut être la pire et la meilleure des choses. En effet, et aussi étonnant que cela puisse paraître, elle peut être mise au service des causes les plus sombres comme des causes les plus nobles. Qu’on le veuille ou non, on peut, par manipulation, amener une personne à brûler ses vaisseaux et à s’aliéner dans une secte, mais on peut aussi bien par manipulation rendre quelqu’un honnête, serviable, généreux, responsable... Les ressorts psychologiques sont strictement les mêmes dans les deux cas. La sagesse populaire nous dit : « Qui vole un œuf, vole un bœuf. » En l’occurrence, elle ne se trompe pas. Dommage qu’elle oublie, en même temps, de nous dire : «Qui donne un œuf, donne un bœuf», histoire de ne pas voir le monde que par un côté de la lorgnette. Ces ressorts qui tantôt nous font glisser sur la mauvaise pente et tantôt nous aide à la remonter, on les connaît. Ils relèvent de la psychologie de l’engagement. Leur étude scientifique commence avec les années 50. C’est dire la masse de connaissances disponibles aujourd’hui. Et que nous apprennent ces connaissances qui, pour sentir un peu la poudre, n’ont guère été diffusées ? Elles nous apprennent que, pour transformer les mentalités et pour changer les comportements des gens, dans le bon sens ou dans le mauvais, la question n’est pas tant de savoir choisir ce que l’on va bien pouvoir leur dire, ses arguments donc, que de savoir choisir ce que l’on va bien pouvoir leur faire faire. Oh, d’abord, pas grand-chose, un petit rien le premier jour, un autre petit rien le lendemain. Il reste que ces petits riens vont les conduire, après-demain, à voler un bœuf, ou à en offrir un, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

        Comme on s’en doute, cette psychologiede l’engagement sera mise, dans cet ouvrage, au service exclusif de causes parfaitement respectables : la lutte contre le chômage, les accidents de travail, le Sida, etc. On verra aussi qu’elle peut permettre d’optimaliser des pratiques sociales aussi diverses que la thérapie, le marketing ou le management.


Introduction

        Les lecteurs du Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens connaissent bien Mme O., cette jeune femme dolmate, plus souvent manipulée qu’à son tour. Nous allons la retrouver quelques dix ans plus tard. Qui aurait pu imaginer qu’elle décide un jour de tourner la page du passé et de recommencer à zéro. Elle vient de quitter son mari et, avec lui, le confort bourgeois auquel elle s’était si bien habituée. Son mari ayant mis un point d’honneur à lui faire payer au prix fort son émancipation, il lui faut désormais gagner sa vie. La voilà donc institutrice dans une école de banlieue. Il se trouve qu’aujourd’hui il lui faut quitter sa classe quelques minutes avant l’heure. Ce sont donc les élèves qui devront, pour une fois, éteindre la lumière en partant. Le troisième choc pétrolier ayant sensibilisé les dolmates aux économies d’énergie, Mme O., comme beaucoup de ses compatriotes, est toute acquise à cette bonne cause nationale. L’idée que la lumière puisse brûler toute la nuit la révolte. Aussi, réfléchit-elle à la meilleure façon de s’y prendre avec ses élèves pour partir l’esprit tranquille. Comme toute réflexion, celle de Mme O. s’appuie sur une «théorie» qui ne choquera personne. Cette théorie suppose que les gens qui sont convaincus de la nécessité de faire quelque chose le feront. Elle en vient donc tout naturellement à penser que le plus simple est encore de convaincre ses élèves de l’utilité des économies d’énergie. Sa réflexion n’aura duré que le temps d’un exercice de calcul. Après avoir pesé chacun de ses mots, elle leur tint à peu près ce langage : «Aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, je vais devoir vous quitter à 5 heures moins le quart. Vous ferez donc seuls le prochain exercice de calcul en attendant la sonnerie de la cloche. Avant que je m’en aille, je voudrais vous dire quelque chose de très important: vous savez tous que la Dolmatie n’a pas beaucoup de ressources d’énergie. Je vous en ai parlé lors de notre dernière leçon de géographie. Elle doit par conséquent acheter de l’énergie et l’énergie coûte très cher. Vous comprenez, si elle dépense tout son argent en énergie, elle ne peut plus en dépenser ailleurs, pour faire des routes ou des stades de football, par exemple. C’est vrai aussi pour notre école : plus on dépense d’électricité, moins on peut acheter de crayons, de livres, de ballons... Je suis sûre que vos parents vous ont appris qu’il ne faut pas gaspiller l’électricité. Je vous demande donc de ne pas oublier d’éteindre la lumière de la classe en partant. C’est bien compris ? Au revoir, mes enfants... et surtout n’oubliez pas d’éteindre la lumière. »



        Convaincue d’avoir su trouver et les mots et le ton justes, Mme O. quitte l’école le front rasséréné. Elle doit déchanter le lendemain : les lumières de sa classe brillent de tous leurs feux. Si Mme O. pense, à l’instar des femmes dolmates de sa génération, qu’elle est une fine psychologue, elle n’en demeure pas moins sensible à la signification des faits. Ou elle n’a pas été suffisamment persuasive — ce dont elle doute — ou la persuasion n’est pas le meilleur moyen d’amener les gens à faire quelque chose. Peut-être, finit-elle par se dire, ai-je raisonné de façon trop simpliste. Certes, pour que quelqu’un fasse quelque chose, il doit être convaincu du bien-fondé de ce quelque chose. Mais cela est-il vraiment suffisant ? En un éclair, les cours de psychopédagogie dispensés durant sa formation à l’IUFMD (Institut universitaire de formation des maîtres dolmates) lui revinrent en mémoire. Motivation, motivation, combien de fois n’avait-elle pas entendu ses formateurs prononcer ce mot ? Mme O. en vint alors à penser qu’elle avait quelque peu négligé de motiver ses élèves. Elle les avait convaincus mais probablement pas motivés. Et là était la raison de son insuccès. Un dernier effort de mémoire fut récompensé. Elle se souvenait maintenant d’avoir appris lors d’un cours de psychopédagogie, plus captivant encore que les autres, que l’une des motivations essentielles des gens était la responsabilité. D’ailleurs, un récent sondage de l’IDSS (Institut dolmate de sondages subtils) ne montrait-il point que 93,8% des adolescents de son pays voulaient avoir des responsabilités ? La prochaine fois, se dit-elle, je ne manquerai pas de faire appel à leur sens des responsabilités, et elle eût, en effaçant le tableau, une pensée pleine de reconnaissance pour ces enseignants de psychopédagogie qui lui avaient tant appris.


        La prochaine fois devait être très proche. Un coup de téléphone de l’inspecteur Tourangeot allait conduire Mme O. à quitter le soir même la classe avant 5 heures.

        «Je suis désolée, mes enfants, ce n’est pas dans mes habitudes, mais il me faut encore vous quitter précipitamment. Vous vous souvenez, hier, je vous avais demandé d’éteindre la lumière en partant. Et bien, en arrivant ce matin j’ai dû constater que personne ne l’avait fait. Aujourd’hui, j’espère qu’il se trouvera parmi vous quelqu’un de suffisamment responsable pour y penser. Vous savez : une lampe qui brûle toute la nuit c’est de l’argent jeté par les fenêtres. Je ne vais pas insister davantage, car je sais que vous avez tous, autant que vous êtes, le sens des responsabilités. Je compte sur vous. A demain. »
        Un dernier coup d’œil en direction de sa classe, après avoir eu raison de sa ceinture de sécurité, et la voilà qui quitte à la hâte le parking. Il est 5 heures moins dix. Elle est cette fois convaincue, avec cet appel à une motivation d’ordre supérieur, d’avoir touché une corde sensible. Sa déception n’en fut donc que plus grande le lendemain matin.

        Mes élèves sont-ils d’incurables énergumènes, des irresponsables fermés à tout argument ou m’y suis-je une nouvelle fois mal prise avec eux ? se demanda-t-elle, dépitée, en poussant la porte de sa classe. Elle avait beau éplucher le programme des enseignements qu’elle avait reçus à l’IUFMD, elle ne trouvait rien qui puisse l’aider à trancher, rien non plus qui puisse l’aider à surmonter ce nouvel échec. Elle était sur le point de désarmer quand un souvenir déjà ancien la submergea. Elle a dix ans de moins et les cheveux plus courts ; elle ne se déteste pas dans son petit maillot de bain. Une ambiance de vacances et de crèmes solaires. Elle se revoit sur la plage de San Valentino laissant un voleur emporter, sous ses yeux, le transistor d’une voisine. Elle se revoit aussi quelques heures plus tard, au restaurant, bondissant à la poursuite d’un individu sur le point de dérober une valise. Elle avait longtemps réfléchi à cette contradiction — dans un cas elle avait fait preuve d’une passivité presque honteuse, dans l’autre elle avait montré un courage exemplaire — et la conclusion avait fini par s’imposer d’elle-même : elle avait réagi dans la seconde situation, et dans la seconde situation seulement, parce que dans cette situation elle avait explicitement accepté de surveiller la valise. Au restaurant, quelqu’un l’avait priée de surveiller ses affaires et elle avait dit « oui »; à la plage, personne ne l’avait sollicitée. Comme quoi un simple «oui », même lorsqu’on ne peut décemment pas dire non, peut transformer une femme passive en héroïne de roman (cf. Joule et Beauvois, 1987, p. 19 et s.).

       C’est la morale de cette vieille histoire que Mme O. résolut de mettre à profit. Si un simple « oui » peut transformer à ce point le comportement d’une femme de ma trempe, se dit-elle, il doit pouvoir modifier aussi le comportement de jeunes banlieusards. Il lui tarde de pouvoir mettre à l’épreuve cette nouvelle idée. Il lui tarde tant qu’elle va provoquer elle-même l’événement. Bien qu’elle n’ait ce jour-là aucune espèce d’obligation, elle décide d’arrêter la classe, comme les jours précédents, à 5 heures moins le quart.
       «Mes enfants, ne m’en voulez pas... mais je dois encore partir ce soir avant l’heure. Qui veut bien éteindre les lumières en partant ? » Sans laisser le silence s’installer, elle poursuivit le plus naturellement du monde :
        «Pierre, tu veux bien, n’est-ce pas ? » Pierre surpris ne peut que répondre un timide «Oui, M’dame ».
       «Tu es bien d’accord, renchérit-elle, sinon je demande à quelqu’un d’autre. » A nouveau Pierre ne peut que répondre « oui ».
       A 5 heures les lumières étaient cette fois parfaitement éteintes.

       Les trois tentatives faites par Mme O. pour obtenir un comportement précis de la part de ses élèves (éteindre les lumières) sont sous-tendues par divers présupposés. Ces présupposés s’inscrivent du point de vue d’une approche psychologique dans deux grands cadres théoriques. Le premier est dans notre culture le plus naturel. Il donne lieu aux convictions les plus courantes et c’est probablement celui qu’ont transmis à Mme O. les formateurs de l’IUFMD: l’Homme agit en fonction de ses idées et de ses motivations. Pour changer le comportement de quelqu’un, il convient donc de jouer sur ses idées et d’aviver ses motivations.

       Pour jouer sur les idées[1], le bon sens nous invite à recourir à l’argumentation et donc à la persuasion. On s’efforcera alors de diffuser de nouveaux arguments ou d’insister sur d’anciens. L’homme étant supposé rationnel, on présume qu’il adhérera aux arguments qu’on lui soumet, pour peu évidemment que ces arguments soient raisonnables, cette adhésion se traduisant par une modification de ses idées.        L’homme étant supposé consistant, on présume en outre que de nouvelles idées engendreront de nouveaux comportements. Mme O. présume ainsi dans sa première tentative que si elle parvient à trouver les bons arguments, elle parviendra aussi à convaincre ses élèves. Mais elle présume surtout que si ses élèves sont convaincus de la nécessité de faire des économies d’énergie, et en particulier des économies d’électricité, ils ne se comporteront pas comme s’ils n’en étaient pas convaincus.

        Pour jouer sur les motivations, les stratégies ne manquent pas, des plus élémentaires aux plus sophistiquées. Les plus élémentaires sont pleinement adaptées aux gros bras, aux âmes peu sensibles, aussi bien qu’aux ânes et aux chiens. Il s’agit des stratégies qui reposent sur le maniement de la carotte et du bâton ou, pour le dire de façon plus policée, des stratégies fondées sur les récompenses et sur les punitions. Mme O. ayant retenu de son passage à l’IUFMD que les élèves ne sont ni des ânes, ni des chiens, cette stratégie ne lui a même pas effleuré l’esprit. Nul doute que si elle avait promis à ses élèves de les emmener au cinéma, si elle avait trouvé les lumières éteintes le lendemain, elle eût obtenu satisfaction. Nul doute non plus qu’une menace de dix exercices de calcul supplémentaires eût été aussi efficace. Mais Mme O. ne veut pas de l’efficacité à n’importe quel prix, elle se fait une trop haute idée de sa mission éducative pour recourir à des pratiques que sa récente vocation réprouve.


       Les stratégies de motivations les plus sophistiquées n’ont rien de commun avec les précédentes. Elles font appel à quelques principes internes permettant aux gens de se considérer comme automotivés. Les psychologues scientifiques parlent de motivation intrinsèque pour signifier que les déterminants du comportement sont à rechercher dans la personne elle-même (son caractère, sa personnalité, ses traits, ses valeurs, convictions...) et non dans la situation (pressions, récompenses, punitions, normes sociales, concours de circonstances...). Le sens des responsabilités est l’un de ces principes internes particulièrement prisés dans nos sociétés libérales et la Dolmatie n’échappe pas à la règle. Il en est d’autres, comme le plaisir que l’on peut prendre à faire ce que l’on a à faire. Ces stratégies de motivations ont un avantage non négligeable sur les précédentes : elles ne reposent pas sur les options fortes du pouvoir et ont de ce fait un coût relationnel plus faible. Malheureusement, on ne peut les appliquer qu’à des gens disposés à trouver quelque satisfaction personnelle dans la réalisation de valeurs abstraites. On comprendra qu’il soit plus osé de motiver intrinsèquement quelqu’un qui a tout dans les bras et rien dans la tête que quelqu’un qui a tout dans la tête et rien dans les bras ou, pour prendre un exemple, un docker qu’un informaticien.

       Dans sa deuxième tentative, Mme O. a choisi cette stratégie de motivation. Ses élèves n’en ont pas davantage éteint les lumières. On peut toujours se dire qu’en faisant appel au sens des responsabilités Mme O. n’a pas choisi le registre de motivation le mieux adapté à ses élèves. Mais on peut aussi se dire que son choix d’une stratégie de motivation n’était tout simplement pas le bon.

        Ce premier cadre théorique qui pose que l’homme agit dans le fil de ses idées et de ses motivations fournit de nos semblables une image plutôt réjouissante. Dommage qu’il n’ait pas permis à Mme O. d’arriver à ses fins. Dans ce cadre théorique, en effet, les gens apparaissent comme raisonnables, motivés et consistants. Et lorsqu’ils font ce qu’ils doivent faire, ce n’est guère que parce que cela leur convient. Ils sont donc parfaitement adaptés à la démocratie. Autant dire que ce cadre théorique trouvera toujours un excellent accueil auprès du public et, surtout, de ses porte-parole. La seule ombre au tableau est celle de la carotte et du bâton. Difficile de se voiler la face : carotte et bâton constituent des déterminants irrémédiablement externes du comportement humain et la simple évocation de leur ombre nous oblige à sortir de nos confortables habitudes de pensée qui dirigent ordinairement nos analyses vers les seules déterminations internes du comportement. Donc acte.


         Le second grand cadre théorique permet de comprendre la dernière stratégie utilisée par Mme O. Ce cadre ne lui a probablement pas été transmis par les formateurs de l’IUFMD, tant il s’oppose aux idéologies ambiantes et aux idées reçues qui, dans les salons, attestent de notre grand humanisme. Il est en profonde rupture avec le premier : l’homme agit et pense en fonction de ses actes antérieurs.
Pour amener une personne à agir comme on le souhaite, il convient donc, avant toute chose, d’obtenir d’elle un acte, l’acte le plus à même de la prédisposer à faire ce qu’on attend d’elle. Comment s’y prend Mme O. dans sa dernière stratégie ? Elle obtient de Pierre un acte préalable, d’une banalité confondante : l’émission d’un simple « oui», acte que ni lui, ni ses camarades n’auraient pu lui refuser. Cet acte d’acceptation suffit pourtant à installer Pierre dans une voie comportementale qui va le conduire à 5 heures à éteindre les lumières de la classe. Qu’on ne s’y méprenne pas, si ce simple « oui» a débouché sur l’extinction des feux, ce n’est pas pour rien. Mme O. l’a sollicité de telle sorte qu’il ait les vertus d’un oui qui engage Pierre dans la décision qu’il a prise malgré lui d’éteindre la lumière. Revoyons la scène. Mme O. ne se contente pas de la timide acceptation de Pierre («Oui, M’dame »). Elle en rajoute afin que Pierre
soit véritablement lié à son acceptation: «Tu es bien d’accord, sinon je demande à quelqu’un d’autre?» A coup sûr, pour pratiquer comme elle pratique, en allant bien au-delà d’une acceptation ordinaire à laquelle Pierre n’aurait probablement pas prêté cas, Mine O. dispose d’une sorte de théorie. Nous verrons bientôt que cette théorie n’est pas sans fondement, puisque, à bien la connaître, on peut transformer des actes banals et d’une quotidienneté désarmante en outils redoutables d’engagement et, le cas échéant, de manipulation.

       Quoi qu’il en soit, dans ce second cadre théorique, le comportement humain est davantage le fait de conditions externes que de conditions internes. Ce n’est pas parce que Pierre est intimement convaincu de la nécessité de faire des économies d’électricité, ni parce que quelque motivation personnelle le pousse à le faire, qu’il éteint la lumière. C’est parce que sa maîtresse s’est arrangée pour obtenir de sa personne un acte d’acceptation qui ne lui serait même pas venu à l’esprit si elle ne s’était pas adressée à lui. A ce titre, ni convaincu, ni motivé, mais faisant malgré tout ce qu’on attendait de lui, Pierre a bel et bien été manipulé.

       Avec ce nouveau cadre théorique, nous sommes donc confrontés  aux déterminations externes du comportement. Certes, avec les stratégies de motivations fondées sur le maniement de la carotte et du bâton, nous avions déjà été confrontés à ce type de motivations. Mais ces nouvelles déterminations externes sont radicalement différentes des précédentes et ne sauraient d’ailleurs convenir aux ânes et aux chiens, si elles peuvent convenir aux gros bras et aux âmes peu sensibles. Si, à l’occasion, les sanctions peuvent s’avérer réellement efficaces, elles souffrent d’une limite majeure : arrêtez les sanctions et vous n’obtiendrez vite plus rien. Ceux qui les utilisent le savent bien, les sanctions ne sont pas porteuses d’avenir. Elles n’affectent, en effet, qu’assez peu - quand elles les affectent - les idées que les gens peuvent se faire de ce qu’ils aiment, de ce à quoi ils croient, de ce qui compte pour eux, bref de toutes ces déterminations internes que les gens peuvent trimballer avec eux en tous lieux et en toutes saisons. La troisième stratégie utilisée par Mme O. ne connaît pas pareille limite. Même si son efficacité tient également à des sollicitations externes, elle implique, contrairement aux stratégies basées sur les sanctions, la création d’un lien entre la personne et son acte qui va désormais agir comme un facteur interne de réalisation comportementale. L’avenir est donc mieux assuré



       Ce livre a deux ambitions. La première est de familiariser le lecteur avec une des théories les plus représentatives de ce second cadre théo­rique : la théorie de l’engagement de Kiesler (1971), théorie qui n’est autre que la théorie du lien dont nous venons de parler entre un individu et ses comportements. Nous tenons cette théorie comme l’une des grandes théories de la psychologie sociale. Aussi, acceptons-nous mal qu’elle soit encore à ce point négligée, en France notamment. Cette négligence s’explique davantage — nous l’avons déjà souligné ailleurs — par sa déviance à l’égard des standards psychologiques diffusés par les maîtres à penser, les IUFM, les médias et autres feuilletons qui nourrissent nos démocraties, que par quelque faiblesse inhérente à la théorie elle-même. Cette première ambition, nous l’avions déjà en publiant en 1987 notre Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Le succès rencontré par cet ouvrage nous incite donc à réactuali­ser les connaissances qui, en dix ans, se sont accumulées sans pour autant modifier, un tant soit peu, le fond de la théorie.



Notre seconde ambition est spécifique à ce nouveau livre. Nous voulons montrer que la théorie de l’engagement peut faire — et a fait – ­l’objet  d’applications scientifiques socialement utiles. Les applications, qui seront décrites dans les chapitres qui vont suivre, touchent des causes aussi variées que les économies d’énergies, la prévention du Sida, la lutte contre les accidents de travail, la recherche d’emploi... Elles ont été conduites avec des exigences méthodologiques permettant d’administrer la preuve de l’efficacité des pratiques d’engagement. A côté de ces applications qu’il nous a été donné de réaliser ces dernières années ou dont nous avons assuré la responsabilité, nous évoquerons d’autres applications possibles de la théorie de l’engagement, dans le secteur de l’éducation, de la sécurité routière, de la thérapie, mais aussi du management et du marketing.

Nous éviterons dans le cours de notre présentation d’ouvrir un débat sur les questions idéologiques et morales que posent les applications de la théorie de l’engagement. Il va néanmoins de soi que nous ne terminerons pas ce livre sans réfléchir aux implications déontologiques de la recherche appliquée. Il apparaîtra que la question n’est pas tant de savoir si la manipulation au service des bonnes causes est encore de la manipulation, que de savoir si cette pratique-là de la manipulation est plus répréhensible que d’autres formes de pratiques sociales pour lesquelles il ne viendrait à l’idée de personne de parler de manipulation.


[1] Comme nous sommes entre honnêtes gens nous nous interdirons de parler de propagande. A chacun son bon sens. (Pour une distinction entre persuasion et propa­gande, on se reportera à l'ouvrage de Pratkanis et Aronson, 1992.)

 

Sommaire

Avertissement, 1 Introduction, 3
Chapitre 1 — Trouver un emploi, 13
     Des chômeurs de longue durée, 13
Un contexte de formation, 13
Quelques mots mais qui changent tout, 15
Au sixième dessous, 19
Une population difficile, 19
Préparation des séances de formation, 20
Groupe contrôle et groupe expérimental, 22
Resserrer le lien entre la personne et ce qu'elle est amenée à faire, 25
Chapitre 2 — Les procédures de soumission librement consentie, 27
      Manipulation et automanipulation, 29
La découverte de l'effet de gel, 29
Les pièges de l'automanipulation, 33
L'amorçage, 37
Comment amener des étudiants à se rendre au laboratoire à sept heures du matin pour participer à une expérience ?, 37
Comment amener des étudiants à choisir une tâche rébarbative plutôt que réjouissante ?, 38
Le pied-dans-la-porte, 40
Comment amener des ménagères à recevoir chez elles une équipe de plusieurs hommes prêts à fouiner partout ?, 41
Chapitre 3 — La psychologie de l'engagement, 52
      Qu'est-ce que l'engagement ?, 55
Définition de l'engagement, 60
Comment produire de l'engagement ?, 63
1.   La taille de l'acte, 63
2.   Les raisons de l'acte, 69
Quels sont les effets de l'engagement ?, 73
Les effets de l'engagement dans un acte non problématique, 74
Les effets de l'engagement dans un acte problématique, 81
Identification de l'action et engagement, 91
Chapitre 4 — Économiser l'énergie, 95
Préalable, 95
Le cadre de l'intervention, 98
L'intervention, 100
Première phase : le pied-dans-la-porte, 101
Deuxième phase : l'amorçage, 104
Troisième phase : l'engrenage, 105
Quatrième phase : les mesures postexpérimentales, 105
Résultats, 106
Les effets sur les comportements, 106
Les effets sur les attitudes, 107
Chapitre 5 — Lutter contre les accidents de travail, 110
      Prévenir les troubles auditifs, 112
Le cadre de l'intervention, 112
L'intervention, 113
Première phase : l'observation préalable, 113
Deuxième phase : l'obtention d'un premier acte préparatoire, 113
Troisième phase : les entretiens de groupe, 114
Quatrième phase : l'observation finale, 115
Résultats, 115

Le port des équipements de sécurité, 116
Le cadre de l'intervention, 116
L'intervention, 118
Première phase : l'observation préalable donne lieu à un premier pied­-dans-la-porte, 118
Deuxième phase : le questionnaire, 118
Troisième phase : les entretiens sur le harnais, 119
Quatrième phase : les entretiens sur la Charte Sécurité, 120
Cinquième phase : l'observation finale, 120
Résultats, 121
Principes d'économie et d'optimalisation, 122
Chapitre 6 — Combattre le Sida, 124
     Utiliser des préservatifs, 127
Adhérer à un pacte, 127
Militer pour la prévention, 129
Les conditions expérimentales, 130
Sida, mettez-vous à l'abri, 132
Résultats, 133
Un préservatif en poche, 135
       Trois stratégies, 137
La stratégie de persuasion, 137
La stratégie de sensibilisation, 138
La stratégie d'engagement, 139
Résultats, 139
Le dépistage volontaire, 142
Une première série d'échecs, 143
Des pieds-dans-la-porte aux décisions en groupe, 148
La stratégie de base, 148
Polémiques et brebis galeuses, 150

Chapitre 7 — La théorie de l'engagement : champs d'application, principes et règles, 154
Engager les gens, 155
L'agent social et les populations, 155
L'agent social, les groupes et les personnes, 159
Quelques principes d'action, 160
Désengager les gens, 166 Quelques règles simples, 166
Chapitre 8 — Une conception de la psychologie sociale appliquée, 169
Psychologues sociaux appliqués du premier et du deuxième type, 176
Des difficultés d'une psychologie scientifique appliquée, 179
De l'écoute ou du savoir, 179
Une concurrence plus ou moins loyale, 181
Et de ses atouts, 182
Un savoir spécifique, 182 L'évaluation par les pairs, 182
Sans oublier l'administration de la preuve, 184
Conclusion — Manipulation, éthique et idéologie, 188
Une pratique idéale, 190
Une certaine image de l'homme, 194
Internalité et externalité, 194
Et les bonnes raisons qu'on a de faire ce que l'on fait ?, 196
Une théorie difficilement assimilable, 198
Des pratiques peu transparentes ?, 200
Mais quelle est cette étrange liberté ?, 205
Bibliographie, 209

Dans leur Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Beauvois et Joule nous ont expliqué comment on manipulait plus efficacement autrui en s'appuyant sur son consentement qu'en le soumettant par la contrainte. Dans ce nouvel ouvrage, à prétention plus scientifique, ils poursuivent l'exposé de leur théorie de l'engagement qui s'inspire des travaux de psychologie expérimentale développés aux États-Unis. Le fait psychologique qu'ils mettent en évidence est que la parole engage le sujet parlant : nous nous sentons beaucoup plus impliqués par nos décisions que par celles des autres et nous éprouvons toujours quelque embarras à nous rétracter après avoir donné librement notre accord.

Mais où est la découverte ? Que nous rechignions à nous dédire, les logiciens le savent bien et ont érigé cette répugnance en règle de non-contradiction, énoncée pour la première fois par Parménide. Que la servitude se fonde sur un acte de consentement, La Boétie s'en étonnait déjà dans son Traité de la servitude volontaire. Que nous ne nous sentions obligés que par notre seule volonté, Kant l'a le premier pleinement mis en valeur dans sa doctrine morale. Enfin, que nos paroles engagent tout notre être, la psychanalyse l'a dit et redit avec Freud et Lacan. 

Si la théorie de l'engagement se sert de l'autorité de la science pour cautionner et banaliser les pratiques de manipulation du sentiment de liberté, le propos est peu humaniste. S'il énonce que l'homme n'adhère vraiment qu'à ce qu'il a librement consenti, c'est un formidable message éthique et démocratique. Au lecteur de juger. --Emilio Balturi

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Amener quelqu’un à faire en toute liberté ce qu’il doit faire est finalement moins compliqué qu’on ne le pense. Nous disposons d’une somme de connaissances scientifiques qui permettent de peser sur les comportements d’autrui sans qu’il s’en rende compte. Évidemment, c’est de la manipulaion, mais celle-ci peut être mise au service des causes les plus sombres comme les plus nobles. Ces connaissances relèvent de la psychologie de l’engagement. Les auteurs illustrent leurs applications dans des domaines aussi variés que la formation, le management, le marketing.

4ème de couverture (résumé)

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