2 décembre 2011

DU GOÛT DE LA LECTURE, par Michel Bréal



Savoir lire, c’est bien. Mais comment se fait-il que nos élèves apprennent à lire sans emporter de l’école le goût de la lecture ? Les étrangers dans la dernière guerre en ont été frappés. Ils voyaient nos prisonniers désœuvrés, sans que l’inaction parût leur peser. Leur plaisir était de jouer aux dames, à la marelle, au bouchon. En certaines villes, on leur avait donné des ouvrages d’histoire, des récits de voyage, mais ils n’y touchaient point. Aussi le bruit s’était-il répandu que nos soldats ne savaient pas lire[1].

L’ouvrier allemand, américain recherche les livres. Là où il n’existe point de bibliothèques, il prélève sur son travail de quoi en fonder. Chez nous, tout au plus les petits journaux prétendus populaires, avec leur contenu frelaté, peuvent éveiller la curiosité et captiver un instant l’attention de la population des villes. D’où provient cette différence ? Ici encore nous rencontrons d’abord le protestantisme. Lire n’est pas chose si facile qu’il nous semble ; il y faut de l’exercice et de l’habitude. Non seulement le catholicisme remplace le livre par le rosaire, mais il fait l’éloge de la sainte ignorance. La femme espagnole venant s’asseoir pendant une heure, un éventail à la main, sur un banc d’église, est réputée avoir fait œuvre agréable à Dieu. Rapprochez-en la femme protestante qui lit et relit la Bible, qui cherche à pénétrer dans le langage symbolique de l’Ancien Testament, ou qui essaye de mettre d’accord les trois synoptiques. Admettons que les qualités morales et l’intelligence naturelle soient les mêmes des deux côtés ; combien l’esprit est traité de manière différente ! d’une part il reste en friche (s’il n’est pas rendu stérile), de l’autre il est soumis à une continuelle culture. Supposez que le combat pour la vie s’engage entre deux sociétés aussi différentes que ces deux femmes. Le résultat sera facile à prévoir. Une expérience vieille comme l’humanité nous apprend que le succès ici-bas n’appartient ni aux âmes les plus aimantes, ni aux cœurs les plus généreux : c’est aux intelligences les plus aiguisées et les plus actives qu’est dévolu l’empire du monde.

Une autre cause, qui au fond tient à la précédente, aggrave et complique le mal. On n’écrit point chez nous pour le peuple. Si nous avons quelques anciens livres qui conviennent, ou à peu près, comme lecture populaire, c’est grand hasard et l’auteur n’y avait point songé. Nos écrivains classiques, déjà vieux d’un siècle, de deux siècles, s’adressaient à une société ne ressemblant guère à la nôtre, ayant d’autres goûts, d’autres croyances, d’autres préjugés. Le dix-septième siècle est bien loin. Ces dehors mythologiques, cette adoration d’un monarque, cette religion qui ne ressemble pas au christianisme moderne, laissent le lecteur froid. Il faut être lettré pour y trouver profit et plaisir. La langue, sur bien des points, s’est modifiée, elle a besoin d’explications et de commentaires. La Fontaine lui-même, le plus populaire de tous nos auteurs, est rempli de locutions vieillies et d’allusions à des usages abolis. Quant aux écrivains du siècle suivant, quelle que soit l’opinion qu’on ait sur le fond de leur polémique, ils réclament, pour être compris, tout un travail de reconstruction. L’homme du peuple qui lit Voltaire, s’il n’est pas scandalisé, le trouve dépassé, suranné. L’ouvrier républicain essayera de lire le Contrat social : mais il ne le comprendra qu’en gros et sera bientôt découragé par ces déductions abstraites. Tout ce monde d’idées est fermé à qui veut s’y introduire sans préparation et sans guide. Il faut bien en convenir : les esprits les plus élevés qu’ait produits notre pays sont pour le peuple comme s’ils n’existaient pas. Au lieu qu’en d’autres contrées il y a des écrivains connus et aimés de la nation tout entière, rien de pareil ne se voit en France. Tandis qu’une portion de notre pays se nourrissait de Montaigne, Pascal, La Bruyère, Montesquieu, Tocqueville, l’autre en restait au paroissien et à la bibliothèque bleue. Veut-on savoir depuis quand cette scission s’est faite ? il n’y a qu’à consulter les lectures de nos paysans. Ils lisent l’histoire des quatre fils Aymon, celle de Robert le Diable et de son fils Richard sans peur, qui sont rééditées tous les dix ou vingt ans à Troyes et à Épinal. Le dernier grand remaniement de ces romans, qui sont fort anciens, comme on sait, est du règne de Charles VIII. A la fin du quinzième siècle, la société française marchait donc encore du même pas, s’intéressait aux mêmes aventures, et avait les mêmes goûts. Depuis lors, par l’influence de la Renaissance, non tempérée par la Réforme, la tête et le corps du convoi se sont détachés, et la distance qui les sépare va toujours s’élargissant.

Il semble que notre société contemporaine, tout imprégnée d’idées démocratiques, devait produire en foule les auteurs populaires. Mais l’écart entre les deux parties de la nation est devenu si grand que ceux mêmes qui auraient le plus à cœur de parler au peuple et de l’instruire, sont incapables de s’en faire comprendre. Les mots qu’ils emploient sont entendus à contre-sens ; les principes qu’ils supposent démontrés sont ou ignorés ou contestés. Les noms historiques qu’ils citent n’éveillent chez le lecteur aucun souvenir. Vous exposez des faits à des gens qui vous demandent de les émouvoir par une certaine rhétorique dont ils ont pris l’habitude. Aussi les meilleurs livres, composés pour l’instruction du peuple par les esprits les plus sincères et les plus généreux, sont-ils restés sans lecteurs, ou s’ils en ont trouvé, ce n’est point parmi la classe que l’écrivain avait en vue. Quelque affligeant –que soit cet aveu, aujourd’hui comme au temps de Louis XIV, les meilleurs livres que notre temps voit paraître sont non avenus pour le peuple et lui restent inconnus ou inintelligibles. Nous avons deux nations en France : l’une pense, lit, écrit, discute et contribue au mouvement de la culture européenne ; l’autre ignore cet échange d’idées qui se fait à côté d’elle, ou si elle essaye d’en prendre connaissance, elle ressemble à un homme jeté au milieu d’une conversation depuis longtemps engagée avant qu’il vienne, et où il entend prononcer des noms et débattre des intérêts qui lui sont également inconnus.


Là ne se bornent point les effets du mal que nous avons commencé de décrire. Mais les dernières conséquences sont trop sous nos yeux pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. La spéculation mercantile a été tentée par cet immense marché qu’un peuple sachant lire, mais n’ayant point de livres qu’il pût comprendre, offrait à la cupidité. Plus habile, parce qu’elle était moins scrupuleuse, elle a trouvé le langage qu’il fallait à ces nouveaux lecteurs. Les publications illustrées, les petits journaux ont jeté en pâture à la foule des romans qui, pour le mérite de l’invention, sont la plupart fort inférieurs à ceux de la bibliothèque bleue. Je ne parle pas de la valeur morale, presque toujours nulle ou négative. D’un autre côté, depuis que le suffrage universel a remis le pouvoir aux mains du grand nombre, il s’est trouvé des politiques et des économistes qui ont su assez simplifier les systèmes et faire assez abstraction de l’histoire pour être entendus de nos ouvriers. Ils ont créé une littérature qui a ses adeptes à part, d’autant plus dociles qu’ils sont plus indifférents à l’égard de tous les autres livres, d’autant plus accessibles à cet enseignement, qu’ils partagent leur attention entre un plus petit nombre de volumes.

Tel est l’état de choses où nous sommes arrivés aujourd’hui. Il est si inquiétant que beaucoup de bons esprits qui croyaient fermement autrefois aux bienfaits de l’instruction populaire, sont venus à en douter, sinon en général, du moins pour notre pays. « Est-ce bien la peine de répandre des méthodes de lecture qui conduisent à de tels résultats, et serons-nous vraiment plus avancés quand la France tout entière lira les feuilletons de la petite presse et les articles des journaux socialistes ? L’instruction ne nous réussit pas. Où en serons-nous quand nos paysans de la Bretagne auront l’esprit aussi trouble et le sens moral aussi bouleversé que nos ouvriers des grandes villes? »

La réponse à ces questions n’est pas difficile. C’est parce qu’on apprend trop peu de chose dans nos écoles, et non parce qu’on y apprend trop, que nous avons assisté à ce désarroi de l’intelligence populaire. Il ne faut pas accuser ceux qui apprennent à lire à nos enfants, mais ceux qui tout en concédant ces premiers éléments de toute instruction, veulent que l’enseignement n’aille pas au delà. Apprendre à lire est un bienfait illusoire ou un présent dangereux, si vous ne rendez pas vos élèves capables de comprendre et d’aimer les lectures sérieuses. C’est par là qu’il faut les mettre à l’abri des séductions. Si, à l’atelier, de mauvaises lectures sont mises entre leurs mains, si la propagande cherche à s’emparer de leurs esprits, le goût de la lecture, sera le plus sûr contre-poids à ces tentatives. Sur l’homme qui lit beaucoup un mauvais livre est loin d’exercer l’influence qu’il sur celui qui lit peu. Il apprend bientôt à distinguer un ouvrage qui contient des faits et des raisonnements dont il peut contrôler la justesse, d’un autre qui ne donne que des déclamations. Si je ne craignais de présenter ma pensée sous une forme paradoxale, je dirais que les mauvais livres ne sont dangereux que pour ceux qui ne lisent point; car la plupart du temps, ceux qui les citent ne les ont même pas lus, et c’est seulement pour en avoir entendu le résumé et pour en avoir recueilli quelques bribes, qu’ils se prévalent de leur autorité. Combien, en 1848, avaient vraiment lu Proudhon ? L’ouvrier qui a lu un livre jouit parmi ses compagnons d’une considération dont on peut difficilement se faire une idée dans les classes lettrées : c’est un homme qui a étudié les sciences sociales, qui connaît les questions de travail et d’échange. Je ne sais pas de critique plus sanglante de notre enseignement primaire, ni de condamnation plus éclatante du système qui recommande l’ignorance, que ces réputations acquises à si bon marché dans le peuple et qui coûtent parfois si cher à la société.

L’une des réformes les plus urgentes qu’appelle notre enseignement primaire, c’est donc de provoquer chez les enfants le goût de la lecture. Pour arriver à ce résultat il faut que l’instituteur fasse des lectures en classe. N’objectez pas la perte de temps, car il serait facile de nommer des exercices qui envahissent l’école et qui ne jouissent d’une si grande faveur dans l’opinion des maîtres que parce qu’ils remplissent les heures. Au lieu de ces dictées qui laissent la tête de l’enfant complètement inactive, lisez le récit d’une belle action, la description d’un phénomène naturel ou simplement un conte de fée. Quand au milieu du silence général, suivi d’un long murmure d’étonnement ou de satisfaction, l’instituteur fera rentrer le livre dans son pupitre, plus d’un élève suivra le volume d’un œil de regret. Le format et la couverture, lui restent dans la mémoire, et toutes les fois qu’un hasard le fera reparaître, il y aura plus d’un cœur qui battra secrètement dans la classe. Mais quelle ne serait point la joie de l’élève à qui, pour récompense d’une conduite sans reproche et d’un travail exemplaire, le maître prêterait un jour le livre même d’où il a tiré sa lecture ! Une faveur si extraordinaire attirerait, je pense, plus d’un envieux à celui qui en serait l’objet, et des écoliers favorisés par la fortune pourraient bien être tentés de prendre le titre de l’ouvrage pour demander à leurs parents qu’on leur en fît présent.

La lecture est une telle source de plaisir, surtout dans le premier âge, qu’une fois que l’écolier en aura goûté la douceur, les stimulants et les encouragements seront superflus. Ne voyons-nous pas des enfants de deux ans feuilleter avec délices leurs livres d’images et se répéter à eux-mêmes les histoires qu’on leur a contées ? Il ne s’agit donc que de procurer les livres à nos petits paysans. C’est ici que la partie instruite de notre population devrait trouver quelque chose de cette activité ingénieuse et de cette ardeur de propagande qui fait pulluler les Bibles dans les pays protestants, et qui répand en pays catholiques les oraisons dévotes et les images de sainteté. Il ne faut point songer seulement aux enfants pauvres, mais encore à ceux dont les parents auraient les ressources nécessaires pour acheter des livres, mais ne le font point, parce, qu’ignorants eux-mêmes, ils ne sentent point le prix de l’instruction. Lectures faites en commun, bibliothèques communales dont l’instituteur sera le gardien, livres donnés en prix aux meilleurs élèves, tous ces moyens seront bons mais avant tout, il faut que l’école possède un certain nombre d’ouvrages que les élèves emporteront à tour de rôle à la maison, et qu’ils devront, en les rapportant, résumer de vive voix ou par écrit.

Quels livres placerons-nous dans cette bibliothèque de l’école ? Les ouvrages d’éducation et de morale y occuperont naturellement le premier rang ; j’y voudrais ensuite beaucoup de géographie : des récits de voyage, des descriptions de pays lointains réveilleront ce goût des aventures qui semble vouloir s’endormir dans notre race, et qui nous a donné autrefois les Jacques Cartier et les Cavalier de la Salle. Faisons donc connaître à nos enfants les histoires des grands navigateurs, et plaçons à côté d’eux les voyageurs modernes, comme Speke, Barth, Livingstone. L’histoire de France comptera un certain nombre de volumes mais on y verra, à côté des récits de nos victoires, celui de nos revers, pour que l’enfant prenne une idée plus juste des limites de nos forces, et pour qu’il apprenne à connaître les fautes qui chez nous amènent habituellement les désastres. Ce n’est pas en nous montrant toujours victorieux qu’on élèvera les âmes capables de porter et de réparer nos malheurs. L’histoire des autres peuples devra être également représentée ; il faut que nos enfants commencent à sortir de cette ignorance qui, pour notre plus grand dommage, nous laisse si indifférents à ce qui se passe hors de chez nous, et nous rend incapables de comprendre les événements qui ont lieu au delà de notre horizon de tous les jours. Les sciences naturelles et physiques, les arts mécaniques, nous fourniront quelques volumes qui éveilleront plus d’une vocation et qui, des mains de l’enfant, passeront peut-être à celles du père.

Laissons une large place aux œuvres d’imagination et à la poésie. Depuis les grandes conceptions épiques qui ont charmé le premier âge de l’humanité jusqu’aux simples contes de fée, le merveilleux est dû à l’esprit de l’enfant, qui n’aura affaire que trop tôt aux réalités de la vie. L’Iliade, l’Odyssée, dans des traductions faites pour cet usage, ne dépasseront point la portée d’esprit d’un enfant de douze ans. N’est-ce pas de ces poèmes qu’un ancien disait qu’ils sont le commencement, le milieu et la fin, le livre de l’enfant, de l’homme et du vieillard? A côté d’eux figureront les grands poèmes modernes, la Chanson de Roland, la Jérusalem délivrée, le Roland furieux, les Martyrs. La littérature dramatique, si chère aux enfants, sera représentée par les classiques du temps de Louis XIV, auxquels on pourra joindre quelques écrivains de notre siècle, tels que Casimir Delavigne et Ponsard. Les Fables de La Fontaine et de Florian ont naturellement leur place marquée dans notre bibliothèque. Nommons enfin les Contes de Perrault, ceux de Grimm, un choix des Mille et une Nuits : ces récits ont charmé les enfants de l’Inde et de la Perse, beaucoup ont fait les délices de nos pères au moyen âge. Pourquoi les refuserions-nous à nos petits contemporains ? Le Robinson de Foë, justement recommandé par J.-J. Rousseau, le Robinson suisse transporteront l’imagination au milieu d’un merveilleux d’une autre sorte. Parmi les auteurs d’aujourd’hui, citons Erckmann-Chatrian et J. Macé, qui ont su réussir dans l’art si difficile de se faire entendre du peuple et des enfants.

Une telle bibliothèque, sans dépasser cent volumes, que la librairie fournirait à bas prix, à cause de l’étendue du marché, transformerait la vie intellectuelle de nos jeunes générations. Un des inconvénients dont nos instituteurs se plaignent le plus, c’est que l’été leur enlève une partie de leurs écoliers; mais la lecture pourrait suivre l’enfant aux champs. Quand nos petits pâtres demanderont à emporter avec eux, pour mettre à profit les moments libres de la journée, un livre de leur bibliothèque scolaire, on pourra dire que l’instruction primaire de nos campagnes est enfin sortie de la période préparatoire et embryonnaire où elle est restée jusqu’à présent.


[1] A Ouzouer, sur cent blessés je n’en ai trouvé que quatre ou cinq qui eussent du goût pour la lecture, deux seulement qui aimassent l’instruction. J’extrais cette observation d’un article rempli de faits intéressants : Allemands et Français ; Souvenirs de campagne, par Gabriel Monod. Revue chrétienne, du 5 décembre 1871.

Michel Bréal, Quelques mots sur l'instruction publique en France (1872)

TABLE DES MATIERES.
Origine et objet de ce travail
L'ECOLE.
Des caractères particuliers de l'instruction primaire en France
De la double utilité de l'école
Langue française
Orthographe
Du goût de la lecture
Géographie et histoire
Enseignement de choses
Education de la raison
L'instituteur
Considérations finales
LE LYCÉE.
Deux caractères particuliers de nos lycées
Enseignement du latin
De la classe et de l'étude
Le thème latin
La version et la lecture des auteurs
Les vers latins
Enseignement du grec
Enseignement historique du français
Du discours latin et du discours français
Histoire, géographie, langues vivantes
Des compositions hebdomadaires
Des examens de passage
De la part faite au progrès dans l'enseignement universitaire
De l'internat
Les récompenses au lycée
Résumé
LES FACULTÉS.
De la destination primitive de nos Facultés
Les Facultés des lettres
Les écoles spéciales
Des réformes de l'enseignement supérieur
Comment l'esprit scientifique se répand dans une nation
Conclusion

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