6 décembre 2011

Géographie et Histoire à l'école primaire, par Michel Bréal



De ces deux enseignements, nécessaires l’un et l’autre, le plus indispensable, selon nous, c’est encore la géographie. C’est aussi celui qui doit être donné le premier : apprenons à connaître la maison que nous habitons avant de chercher à savoir qui nous y a précédés et qui l’a construite.

Le Français est célèbre en Europe pour son ignorance de la géographie. Les étrangers possèdent là-dessus quantité d’anecdotes dont la dernière guerre a encore augmenté le nombre. Si les officiers et les publicistes ont fourni sur ce chapitre des preuves surprenantes de leur inexpérience, on peut se figurer ce que doit être le savoir des classes populaires.

Strassburgs Schreckensnacht (25 August 1870)
Arnold. Leipzig : Gœger, 1875. Carte postale, 9 x 12,3 cm - Voir notice originale BNUS - Voir géolocalisation
   Évocation du bombardement nocturne de la place forte de Strasbourg depuis la rive droite du Rhin. Les servants d'une batterie s'affairent autour des canons protégés par des gabions. Ils arborent tous la même moustache à la Kaiser Wilhelm et leur uniforme bleu est ici noir. On distingue la flèche de la cathédrale et plusieurs clochers sur un fond d'incendie gigantesque. Il s'agit d'un des premiers bombardements d'une ville avec des canons à longue portée, du 15 août au 27 septembre 1870.
   La population civile avait été évacuée quelques jours auparavant. La ville capitule le 28 septembre quand les espoirs de secours par une armée française s'avèrent illusoires. Bilan : 200 morts, 3 000 blessés, 500 maisons détruites dont la bibliothèque municipale, l'Aubette et la tour du transept de la cathédrale, plusieurs milliers de personnes sans domicile.
   L'image insiste sur le contraste entre le "travail" de destruction mené de manière professionnelle, sans état d'âme, et l'enfer qui en est la conséquence. Cette nuit du 25 août semble un épisode particulièrement destructeur. Le but militaire du bombardement était de détruire les fortifications et non la ville.
   Après la guerre et l'annexion de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine au nouvel Empire allemand, un mouvement exceptionnel de réparation des dégâts permit de reconstituer une partie des pertes subies. On peut y voir plus qu'une simple intention politique de gagner les faveurs d'une population hostile au nouveau régime : il y avait aussi un réel sentiment de solidarité l'Alsace qui avait souffert d'une catastrophe.
source : Base Numérique du patrimoine d'Alsace
 
Pour nous expliquer d’où provient cette ignorance, il faut assister à une leçon de géographie dans une école primaire de village.

Les enfants apportent avec eux un petit livre, soit Meissas et Michelot, soit quelque autre du même genre, et ils récitent la leçon du jour. Je suppose qu’ils en sont à la Belgique : ils disent par cœur les quinze lignes consacrées à ce pays, et s’ils savent correctement les noms des villes avec le nombre de leurs habitants et la courte mention qui accompagne chaque ville, ils reçoivent une bonne note. La semaine suivante, il est question de la Suisse, puis de l’Autriche, puis de la Russie, et ainsi de suite. Chaque leçon, découpée comme à l’emporte-pièce, n’a aucun rapport avec la précédente, ni avec celle qui vient après. Demandez à ces élèves la route qu’ils suivraient pour aller en Belgique ou en Autriche : ils n’en sauront absolument rien. Ils ne connaissent pas même les fleuves et les montagnes de ces pays, car c’est au commencement du livre qu’ils en ont appris les noms, dans des chapitres où sont réunis tous les fleuves et toutes les montagnes de l’Europe. Un tel enseignement, cela va sans dire, est le plus aride qu’on puisse imaginer. Tous ces noms, d’aspect souvent étrange, ne disent rien à l’esprit de l’enfant. Que voulez-vous que se représente le petit paysan limousin, quand vous lui dites qu’un golfe est une partie de mer qui s’avance, dans les terres, et que les quatre golfes les plus remarquables de l’Europe sont ceux de Bothnie, de Finlande, de Gascogne et du Lion. Ce sont des mots qu’il doit retenir, rien de plus. Et comment est-il introduit dans l’enseignement de la géographie ? Une singulière aberration veut qu’on lui présente d’abord ce qu’il y de plus général : des notions de cosmographie et des définitions. Les seules figures que les auteurs de ces singuliers manuels aient eu l’idée de joindre à leur livre se rapportent à l’astronomie : on y voit l’écliptique, la raison des équinoxes et le tableau des phases de la lune. Voilà comme nos enfants sont dressés à ne rien savoir en géographie.

Même avec un ouvrage aussi imparfait, on pourrait donner de bonnes leçons. Mais il faudrait que nos instituteurs reçussent l’idée d’une autre méthode : ils ont appris la géographie de cette façon et ils transmettent l’enseignement qu’on leur a donné à eux-mêmes. Une liste de noms, c’est à quoi l’on a réduit chez nous la science dont Herder disait : « Accuser d’aridité l’étude de la géographie, autant vaut accuser l’océan de sécheresse. Je m’étonnerais fort qu’un enfant bien doué ne l’aimât point par-dessus toutes les autres sciences, si elle se montrait à lui sous la forme qu’elle doit avoir. »

L’homme est resté absent jusqu’à ce jour de nos livres de géographie ; et pourtant il est le véritable et principal objet de cette étude. D’une part, la géographie doit montrer les changements que font subir à l’homme la situation, le climat, la configuration et la nature du pays qu’il habite et, d’un autre côté, elle doit montrer les modifications que lui-même a imprimées au sol et le parti qu’il a tiré de sa demeure terrestre. Envisagée de cette façon, la géographie viendra se placer entre les sciences naturelles et les sciences historiques, participant des unes et des autres. Si vous montrez comment les occupations, la richesse, le caractère, les mœurs, la vie intime des peuples dépendent du sol qu’ils habitent, et comment la civilisation, centuplant les forces de l’homme, finit par le rendre maître du monde, vous n’aurez plus à craindre que l’élève se dégoûte de cette étude ou en trouve les nomenclatures difficiles à retenir; il ne plaindra plus sa peine, parce que les noms qu’il apprendra lui rappelleront une idée morale, et parce qu’il sentira les rapports qui unissent entre eux les divers faits qu’on lui enseigne. Au lieu de commencer par dire que la terre est ronde et qu’elle se divise en cinq parties, je voudrais que l’enseignement géographique prît pour point de départ le lieu même que l’enfant habite. – Où s’est levé le soleil ce matin ? demanderai-je dans la première leçon (je suppose que je m’adresse à des Parisiens du quartier des Écoles). – Derrière le Panthéon, au Jardin des Plantes. – Et où se couchera-t-il ce soir ? – A Vaugirard. J’expliquerai alors qu’il faut se placer de manière à avoir le soleil levant à sa droite. – Devant nous que voyons-nous ? – Montmartre. – Derrière nous ? – La Glacière. – Voilà les quatre points cardinaux.

La première carte que des Parisiens devront étudier, c’est celle du département de la Seine. Je tracerai devant eux sur le tableau, et ils apprendront à tracer eux-mêmes, le cours de la Seine avec les courbes qu’elle décrit et les presqu’îles qu’elle forme. J’y joindrai ensuite les affluents, la Marne, le Rouillon sur la droite, la Bièvre sur la gauche. Puis viendront les montagnes. Si la Seine décrit des sinuosités aussi bizarres, c’est qu’elle est gênée dans sa marche par des collines qu’elle est obligée d’éviter ; au moment où elle entre dans Paris, elle vient de longer les hauteurs de Thiais et de Villejuif ; le Trocadéro la force à s’infléchir momentanément vers le sud, et le Mont-Valérien, avec ses dépendances, la fait remonter au nord jusqu’à Saint-Denis. Je montrerai alors à quel système de collines se rattachent ces points culminants qui viennent d’être cités. Une fois la configuration physique bien établie, – nous passerons à ce qui est l’œuvre de l’homme : le canal de l’Ourcq, celui de Saint-Denis, les villes et les villages, les principales lignes de chemin de fer, les grandes routes. Ce sera un plaisir pour l’enfant qui a visité Sceaux, Vitry, Gennevilliers, de marquer lui- même leur emplacement sur le tableau. Ceux qui à l’avenir feront des excursions, songeront à la leçon de géographie et amasseront des observations en route. Notez que le département de la Seine est un des plus compliqués de la France, et qu’ailleurs la leçon, donnée d’après les mêmes principes, fera encore plus d’impression, parce que les lieux étant moins célèbres, l’élève sera d’autant plus charmé de l’attention qu’on leur accorde.

Nos instituteurs, qui sont presque tous chargés du cadastre, sauront fort bien tracer au tableau la carte de la commune, du canton, de l’arrondissement, du département. A leur tour, les élèves s’exerceront à le faire. Mais il serait à souhaiter, en outre, que chaque école eût ses cartes murales, et qu’à côté de la carte de France, elle en possédât d’autres pour chacune des divisions que nous venons de nommer. Ainsi l’enfant apprendra à se faire une idée des échelles différentes, et il verra la place que sa commune occupe dans le pays suivant que le spectateur étend ou rétrécit son horizon. L’œil de l’écolier s’habituera bientôt à lire sur une carte comme dans un livre, et une fois qu’il aura la pratique de ce langage, ce sera un besoin pour lui d’accompagner toute description de lieux d’une représentation graphique. Nous avons trop vu dans la dernière guerre les avantages de ce genre d’instruction pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Nos soldats, ne comprenant point d’où venait la science topographique de l’ennemi, s’acharnaient à poursuivre des espions imaginaires. Mais non seulement chaque sous-officier prussien, en consultant sa carte, connaissait mieux le pays que la plupart des habitants, mais il savait à quel mouvement d’ensemble son corps d’armée prenait part ; il voyait les progrès des opérations et il en pressentait les effets. La confiance s’en trouvait augmentée et passait dans les rangs des soldats.

C’est ainsi qu’il faut instruire nos jeunes Français. Mais il ne suffit pas.qu’ils sachent dresser de mémoire la carte de la commune, du canton et du département. Ils doivent en connaître les ressources agricoles et commerciales. – Combien vaut chez nous l’hectare de bonne terre ? demanderai-je dans l’Orléanais au fils d’un cultivateur. Et savez-vous ce que l’hectare vaut en Sologne ? – Dans une école du département de la Loire, c’est le charbon qui fournira matière aux interrogations. Dans un port de mer, il sera question du nombre des navires qui partent et qui arrivent, de leur chargement et de leur destination. La géographie, de cette façon, ne sera plus un texte uniforme que nos écoliers réciteront d’un bout à l’autre du pays comme le Benedicite. Il est vrai qu’elle sera plus difficile à enseigner et qu’elle exigera de nos instituteurs des recherches et des connaissances spéciales mais elle intéressera davantage le maître et les élèves, et elle inspirera aux parents une considération pour l’école qui rejaillira sur celui qui la dirige.

Quand les enfants connaîtront ce qu’au delà du Rhin on appelle la patrie étroite, le moment sera venu de leur montrer la grande patrie. Il existe de bons livres pour la géographie physique et politique de la France mais c’est encore à la parole du maître que cet enseignement empruntera son principal intérêt. Souvenirs de voyages, descriptions, dessins, événements récents, tout ce qui peut répandre la vie en ces leçons sera le bienvenu. J’y voudrais surtout des faits et des renseignements qui fissent voir de quelle façon chaque partie de la France contribue à la grandeur et à la prospérité de l’ensemble. Le paysan voyage peu, et quoi qu’en aient dit depuis quatre-vingts ans nos publicistes, l’unité morale de notre pays est moins étroite qu’on ne pense. Non seulement les campagnes portent envie aux villes, et surtout à Paris, mais nos différentes provinces s’ignorent les unes les autres. Si la nouvelle organisation de l’armée prend le caractère local qu’on voit dans d’autres contrées, j’ai peur que nous ne fassions sur ce chapitre des découvertes fàcheuses. Mais si les diverses parties de la France n’ont pas la cohésion morale et intellectuelle qu’on peut désirer, le meilleur moyen de prévenir les malentendus, c’est d’avoir soin que dès l’école primaire elles apprennent à se connaître par ce qu’elles ont chacune de meilleur. Même chez l’homme instruit, l’opinion bonne ou mauvaise qu’il a d’une nation, la sympathie ou l’aversion qu’il éprouve pour un pays, reposent trop souvent sur des impressions futiles. A plus forte raison cela est-il vrai d’une nature crédule ou ignorante : une anecdote entendue dans l’enfance, un souvenir historique vrai ou apocryphe, un malin dicton suffit pour prévenir l’esprit à jamais. Ne laissons pas ces armes entre les mains de la malveillance ou du hasard. En apprenant à connaître, par une bouche grave et sincère, la vie et le caractère des diverses populations de la France, l’écolier, peut-être déjà imbu de préjugés, les sentira disparaître pour faire place à l’estime et à l’affection. Au lieu d’un patriotisme abstrait, dont il serait périlleux de tout attendre à l’heure du danger, nous aurons un patriotisme éclairé, reposant sur l’amour que se portent des provinces qui se connaissent et qui s’apprécient.

Quand des habitants de différentes parties de la France se trouvent en présence, l’entretien s’établit soit sur le terrain des principes, soit sur celui des intérêts généraux du pays. C’est là un résultat de notre unité administrative qui fournit dans le même temps à tous les Français les mêmes sujets de discussion. Assurément, il ne faut pas s’en plaindre ; mais on peut regretter qu’à côté de ces généralités, il n’y ait point place pour des échanges d’idées provenant de la connaissance immédiate que nos provinces auraient les unes des autres. C’est par Paris et en Paris que les Français se joignent et se touchent. Mais où est cette curiosité affectueuse qui devrait rendre les fils d’une même contrée désireux de s’étudier en leurs analogies et en leurs différences ? Où est cette connaissance réciproque des particularités et du passé de chaque province sans laquelle le nom de compatriote perd son principal attrait ? Nous voyons ici les conséquences d’une centralisation jalouse qui a su isoler les départements tout en les rattachant étroitement à la Capitale. Corrigeons du moins par l’enseignement les effets d’un système qui tend à supprimer entre les Français des différentes régions toute attache autre que les liens administratifs.

Il y a beaucoup à faire sur ce point dans nos écoles normales. L’impulsion devra partir des maîtres qui donnent, en ces maisons, les leçons de géographie. Qu’ils s’inspirent des livres de Lavallée, de Henri Martin et de cet admirable tableau de notre pays inséré par Michelet en tête du second volume de son Histoire de France.

Et puisque nous sommes là-dessus, trouvera-t-on que nous nous écartons trop de notre sujet, si nous faisons observer qu’il dépend de l’Etat et des grands établissements auxquels il confie l’administration des intérêts publics, d’étendre ou de limiter la connaissance que peuvent prendre de leur pays les classes populaires ? Si le paysan français voyage moins que le paysan belge ou allemand, il ne faut pas uniquement accuser son humeur casanière. Quelles facilités ne trouve pas à l’étranger l’habitant peu favorisé de la fortune qui veut visiter la province voisine ou faire le tour de son pays ! Les moyens de voyager sont à bas prix ; des combinaisons de toute sorte, libéralement entendues, lui permettent de prendre possession, par la vue et par l’esprit, de la contrée qu’il habite. Il semble que chez nous l’intérêt mercantile ait fait oublier tout le reste. Rien n’a été prévu pour rendre plus aisé un moyen d’instruction si sûr et si puissant[1].

Je reviens à l’enseignement de la géographie dans l’école primaire. Après, ou plutôt en même temps que la France (car il ne faut pas toujours rester sur le même sujet, et il est bon de varier les leçons), on étudiera l’Europe. Le maître fera connaître les différents pays de l’Europe d’une façon sommaire, mais pourtant de manière à munir l’esprit de notions sûres et nettes. Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, grâce au progrès des relations de toute nature, ces contrées sont à nos portes, et que la vie des autres nations influe constamment sur la nôtre ; l’ignorance qui faisait sourire autrefois est aujourd’hui un tort fait à nos propres intérêts et un danger pour notre pays. Il importe que chaque Français sache quelles sont la situation, l’étendue, la puissance de grands pays comme l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, la Russie, l’Espagne : il faut qu’il ait une idée de leurs ressources agricoles et de leurs productions industrielles. Quelques descriptions des curiosités naturelles et des monuments historiques de chaque pays plairont à l’imagination et frapperont la mémoire. Le maître définira en peu de mots le gouvernement et le caractère de ces peuples, ainsi que la tendance générale de leur politique extérieure : il est grand temps que là-dessus quelques notions justes pénètrent dans les couches populaires. Il est imprudent de dire que la politique doit être bannie de l’école, puisque nous ne pouvons la bannir de la vie, et puisque les lois de notre pays font de chacun de nous le juge des affaires de la France. Donnons au moins à ces futurs électeurs les plus indispensables des connaissances : on ne verra plus alors ces illusions obstinées qui, transportant hors de France des idées ou des passions toutes françaises, imaginent les alliances les plus étranges et veulent remanier la carte du monde au gré de nos chimères.

En sortant de l’Europe, et à mesure que notre cercle visuel s’étend, les détails s’effaceront pour laisser paraître seulement les grandes lignes. Une mappemonde et un globe seront nécessaires pour montrer la situation relative des continents et les grandes routes de la navigation. Du même coup, les élèves verront quelle modique place du globe occupe notre continent, dont notre pays est lui-même une si petite partie. Loin d’abattre les âmes, cette vue doit les retremper et les affermir. Les enfants peu favorisés de la fortune sur la terre natale comprendront combien est grand le champ qui s’étend devant eux et quelle carrière s’ouvre à leur activité, s’ils veulent faire usage de leurs forces et de leur intelligence. Au lieu de nous user dans des querelles intestines qui dévorent le pays et qui finissent par effacer des cœurs le sentiment de la patrie, pourquoi n’irions-nous pas réclamer notre part du globe ? Combien sont tombés dans nos carrefours, la haine au cœur, la malédiction à la bouche, qui auraient trouvé au loin la fortune, la considération et tous ces biens dont ils étaient justement épris, mais qu’ils cherchaient dans une voie sans issue ! Colons en Amérique, en Australie, ils auraient aimé la France : ils auraient été fiers de ses splendeurs au temps de la prospérité ; à l’heure des revers, ils auraient aidé à guérir ses blessures. Eux aussi, ils auraient travaillé à la grandeur de la France, en répandant au loin le nom, la langue et les dons intellectuels de notre race. Si nous ne voulons pas que les plus ardents de nos enfants s’exterminent en se disputant une ruche trop étroite, montrons-leur les grandes routes du monde : le sang de nos ancêtres les Gaulois n’est pas assez refroidi pour qu’ils restent insensibles à cet appel.

Nous passons maintenant à l’enseignement de l’histoire. Comme la méthode, en ses traits essentiels, sera la même que pour la géographie, nous pouvons nous contenter de quelques brèves indications.

Nous ne possédons point de livres populaires retraçant le passé de nos différentes provinces. Aussi nos enfants vivent-ils sur la terre natale comme des étrangers. Les monuments anciens qui sont sous leurs yeux, les noms célèbres qui frappent leurs oreilles, restent inexpliqués s’ils n’ont point trouvé place dans l’histoire générale de la France. Notre vieux sol, où à chaque pas on heurte un souvenir, est muet pour le peuple, ou si nos enfants savent quelque chose du passé de leur canton, c’est à des sources le plus souvent douteuses qu’ils ont puisé leur science. En d’autres pays, les habitants sont fiers d’un souvenir historique se rattachant à leur commune, ils conservent avec amour tout ce qui rappelle un événement d’autrefois. En France, l’indifférence est profonde ; elle est peut-être encore plus grande chez l’homme à demi instruit que chez l’ignorant. Il semble que l’histoire des quatre dynasties dont on nous fait apprendre les faits et gestes ait absorbé tout le passé de la nation. La province natale ne commence à compter qu’à partir de sa réunion à la monarchie française, et encore est-ce simplement comme partie intégrante et anonyme de cette totalité.

D’autres ont sans doute éprouvé comme moi un sentiment qui m’a souvent saisi quand je causais avec des gens ayant reçu l’instruction de nos écoles primaires. On dirait que leur existence morale a été déracinée ; ils n’appartiennent plus ni à la campagne, ni à la ville, ni au peuple, ni à la bourgeoisie. Dépaysés chez eux, il n’y a guère que l’administration ou l’armée qui puisse encore leur servir de patrie. Aussi les voit-on déserter sans peine une commune qui n’est pas plus la leur que les trente mille autres de la France. Une instruction incolore et uniforme en a fait d’avance des agents de l’autorité centrale. Le défaut que nous signalons s’étend à tous les degrés de notre enseignement. La classe moyenne qui devrait être la gardienne du patriotisme local, a l’air de se faire un honneur d’en paraître dépouillée. Ce manque d’un fond historique est l’une des causes du vide de la vie de province.

Des régions qui ont rempli l’Europe du bruit de leur renommée et exercé une action décisive sur l’histoire du monde, la Normandie, la Lorraine, la Bourgogne, la Provence, la Champagne, sont présentées comme de simples circonscriptions territoriales. Ce n’est pas ainsi qu’on pourra éveiller l’intérêt historique. Le goût des choses du passé n’est pas si naturel à l’homme qu’on le suppose : il faut qu’il naisse à la vue de quelque vestige des temps écoulés, de quelque témoin des événements d’autrefois. Il faut en outre que l’histoire, à ses premières pages, nous prenne par nos sentiments intimes. Parlez à l’enfant de ses ancêtres et de la contrée qu’il habite ; faites-lui voir de vieux édifices, d’anciennes églises, les restes des châteaux d’autrefois. Quelle leçon d’histoire qu’une excursion aux ruines de l’abbaye de Jumiéges ou une visite aux tombeaux des ducs de Bourgogne ! De la sorte l’écolier prendra pied peu à peu dans le passé, et il voudra connaître l’histoire de cette monarchie ou les destinées de sa contrée natale sont venues se confondre et se mêler avec celles de tant d’autres. Que penserions-nous des Italiens si leur unité politique d’aujourd’hui leur faisait oublier l’histoire de Milan, de Florence, de Gênes, de Venise ? Parce que le mal est déjà ancien chez nous et parce que nos esprits s’y sont habitués, il n’en pèse pas moins sur notre pays. Nous venons de citer des noms illustres : mais il n’est pas nécessaire qu’une ville soit célèbre pour être chère à ses habitants, et le patriotisme, surtout chez les enfants, a une optique à part pour grandir les hommes et les choses. Élevons donc des Français qui sachent l’histoire de leurs foyers, et qui soient fiers de leurs héros domestiques. J’entends dire qu’il est trop tard pour réveiller ce passé. Mais ceux qui parlent ainsi sont dupes de leurs propres paroles. Il ne s’agit pas de rappeler le passé à la vie, mais seulement de le ramener à la connaissance des générations nouvelles. La science, à cet égard, peut beaucoup. En Allemagne, l’enseignement parle d’abord à l’écolier de sa ville ou de son village. Mais il ne faudrait pas croire qu’une tradition non interrompue eût maintenu cette histoire locale vivante dans la conscience populaire. Beaucoup de souvenirs qu’aujourd’hui un enfant rougirait d’ignorer et que des monuments de toute sorte rappellent à l’attention de tous, ont été ensevelis dans l’oubli pendant des siècles. L’érudition les a ramenés au jour; puis l’enseignement, s’en emparant, les imprime dans l’esprit des jeunes générations et les restitue ainsi à la conscience nationale.

Je ne voudrais pas que nos élèves eussent à apprendre un cours suivi d’histoire. Les récits détachés, faits de vive voix par le maître, seront la meilleure méthode d’enseignement. Autant qu’il sera possible, ces récits devront prendre la forme biographique, la plus intéressante et la plus claire pour de jeunes têtes. L’enfant emporte l’image de certains personnages, s’éprend de leur caractère, se repaît de leurs hauts faits, s’afflige de leurs malheurs : volontiers il s’identifie avec ses modèles et les représente dans ses jeux. Ce ne sont pas seulement des rois et des conquérants que nous ferons défiler devant la classe : les bienfaiteurs de l’humanité, les grands inventeurs, quand leur vie présente des incidents remarquables, auront leur place et leur jour. Le maître, à L’occasion, fera ressortir la leçon morale contenue dans les événements, mais sans conclusion didactique et plutôt par quelques mots insérés dans le récit.

Si nous ne voulons pas que l’histoire forme un cours suivi, nous sommes loin de penser qu’elle puisse s’enseigner d’une façon accessoire, au moyen des dictées d’orthographe ou de digressions amenées par un nom propre. Dans le premier cas les choses disparaîtraient derrière les mots, et de l’autre manière aucune impression durable ne resterait dans l’intelligence des enfants. Mais une fois que le maître aura fait connaitre quelque grand personnage ou quelque notable événement, je voudrais qu’il ne négligeât rien pour le graver à jamais dans les mémoires. Si la poésie a célébré un homme illustre ou un glorieux épisode de notre histoire, faisons apprendre à nos écoliers ces morceaux. Il y a encore un autre moyen usité à l’étranger pour renouveler sans cesse, dans l’esprit de la jeunesse, le souvenir de grands événements ; mais notre pays est trop divisé et la portion la plus récente de notre histoire, trop livrée à la polémique des: partis. pour que nous puissions introduire cet usage ; ce sont les anniversaires et les fêtes nationales célébrées à l’école. Que le maître du moins ne néglige aucune occasion de montrer ce que nous devons à nos ancêtres, combien la France d’autrefois a fait pour celle d’aujourd’hui, et quels liens de reconnaissance nous doivent rattacher à tel homme qui est séparé de nous par les siècles. Qu’il nourrisse dans ces jeunes esprits l’amour de tout ce qui est honnête, généreux, énergique, désintéressé ! L’héritage de nos aïeux n’est point si méprisable après tout puisque, malgré tant de fautes, nous en vivons.

Parmi toutes les nations du monde, la France présente le spectacle unique d’un peuple qui a pris son propre passé en aversion. On dirait une population d’esclaves qui vient de renvoyer ses maîtres et qui ne veut plus se souvenir du temps de sa servitude. Que beaucoup de ses griefs fussent légitimes, qui voudrait le nier ? mais d’autres peuples ont souffert des mêmes abus sans garder les mêmes ressentiments. Je ne crois pas que les luttes de la fin du dix-huitième siècle et la mauvaise littérature du nôtre suffisent pour expliquer une aussi étrange répulsion. On ne peut haïr à tel point que ce qu’on ignore, et la principale raison d’un état d’esprit si peu naturel, c’est que l’imagination du peuple a gardé le souvenir amplifié des crimes et des misères du temps passé, sans qu’on ait pris soin de lui en rappeler les bienfaits et les grandeurs. L’adversaire le plus décidé de l’ancien régime, pour peu qu’il l’ait étudié, ne peut tout envelopper dans la même réprobation : l’ignorance seule est capable de ces haines absolues. Mais une telle aversion n’est pas seulement le plus déraisonnable et le moins vivifiant des sentiments. Comme le présent d’une nation, quoi qu’elle veuille et quoi qu’elle fasse, est fils de son passé, il sera toujours facile de lui montrer dans les institutions, dans les lois, dans les usages, la trace de ces temps qu’elle croyait abolis à jamais. Les contemporains seraient donc exposés à la même inimitié que les ancêtres, et après s’être détachée de ses souvenirs héréditaires, la France, autrefois si ouverte à tous les mouvements d’affection et de sympathie, finirait par ne plus connaître que la défiance et la haine.


[1] « En règle générale, tous les moyens de communication entre les hommes tournent au profit de l’instruction. » Lorain, Tableau de l’instruction primaire en France, p. 35.

Michel Bréal  
Quelques mots sur l'instruction publique en France (1872)

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