19 janvier 2012

Langue maternelle, par Michel Bréal (DP 1887)

    On appelle ainsi la langue que dans la première enfance nous apprenons de notre mère. Déjà les anciens avaient remarqué l’influence des femmes sur le langage de l’enfant, et pour le choix d’une nourrice ils recommandaient de tenir grand compte de sa prononciation. Par une distinction aussi fine que vraie, nous disons : la langue maternelle, tandis qu’on dit : la maison paternelle. L’enfant, quand il arrive à l’école, apporte avec lui cette langue maternelle, et c’est là un premier fond auquel l’instituteur attribuera avec raison une grande importance.

    Pendant longtemps on a trop enseigné le français comme une langue morte. Et pourtant l’enfant a employé des substantifs, des verbes, des pronoms avant de franchir le seuil de l’école. Il est bon de le lui faire constater. S’il s’agit, par exemple, d’expliquer ce que c’est qu’un substantif, le moyen le plus simple est de prendre dans les derniers mots prononcés par l’écolier quelque substantif et de les lui donner en exemples. On demande ensuite des exemples aux autres élèves de la classe : chacun fournit le sien. Il en est de même pour les autres parties de la grammaire. C’est toujours une surprise de voir ce que savent les enfants. D’eux-mêmes, pour peu qu’on les mette en train, ils conjugueront, sur le verbe finir, le verbe se réjouir, sans avoir appris ce qu’est un verbe réfléchi. Ils mettront le subjonctif après les conjonctions à moins que, pourvu que, pour que, sans avoir appris les modes. Ils emploient des conditionnels longtemps avant de conjuguer des verbes : « J’achèterais des gâteaux, si j’avais de l’argent. J’aurais porté secours, si j’avais été là. » Il faut, au moment d’enseigner le conditionnel, le leur faire remarquer. On doit avant tout tirer de l’enfant ce qu’il sait; c’est alors un plaisir pour lui de voir que la grammaire n’est pas une chose nouvelle qu’on lui apporte du dehors, mais qu’il la pratique depuis longtemps de lui-même.
   
    L’enfant possède une quantité de locutions toutes faites, parfaitement françaises et dont il connaît le sens général. Seulement il serait souvent embarrassé pour les décomposer. La tâche du maitre sera de lui apprendre à en distinguer les différentes parties. Par exemple cette phrase: Comment cela va-t-il? est claire pour tout le monde : mais à la dictée on obtiendrait, avec une classe mal préparée, les séparations de mot les plus fautives. Ces fausses séparations, qui ont plus de gravité que les fautes d’orthographe, sont un des signes auxquels on reconnaît une instruction grammaticale mal dirigée.

    Parler et écrire sont essentiellement des arts pratiques, des arts de même nature que de marcher ou de se servir de ses mains. II faut donc exercer les enfants à parler et à écrire. La première leçon de langue maternelle doit être intimement unie à la leçon de choses. Chaque partie de la leçon de choses sera résumée en une phrase courte, claire, substantielle, que le maître prononcera ou qu’il fera trouver à l’élève. On la fait répéter par une série d’élèves jusqu’à ce que tout le monde la sache, et alors on demande qu’elle soit rapportée par écrit. Si les enfants sont trop jeunes, on peut l’écrire au tableau.

    Une autre leçon de langue maternelle se rattachera à la lecture d’un texte. Le vocabulaire de l’enfant est borné : il ne contient que les mots qui lui sont nécessaires pour ses actes et ses sentiments de tous les jours. La lecture présentera quantité de mots nouveaux que l’enfant ne comprend pas et qu’il est nécessaire de lui expliquer, non par des définitions, mais par des exemples ou par d’autres phrases où on les fera entrer. C’est encore une note fâcheuse pour une école, quand on découvre que les élèves y emploient des mots dont ils ignorent la signification. Il arrive alors que, trompés par des assonances, ils emploient un terme pour un autre, comme trahison pour tradition, ou continence pour contenance. Mieux vaudrait n’avoir qu’un petit nombre de mots à sa disposition et les employer avec justesse et bon sens, que d’étaler ces fausses richesses.

    Les nombreuses métaphores que contient la langue et que nous employons sans en scruter l’origine ont besoin d’être expliquées : pourquoi dit-on un esprit étroit, une âme basse, un cœur chaud? autant de comparaisons abrégées qui peuvent donner lieu à quelques mots d’intéressante explication. Le maître doit surtout faire la guerre aux métaphores mal suivies, comme remplir un but, embrasser une carrière. Quand une locution incorrecte se présente, ce n’est pas assez de la relever : il faut tâcher d’en découvrir la cause. Presque toujours c’est quelque fausse analogie qui a trompé l’écolier. Pourquoi entend-on dire de plus en plus : je demande à ce que...? c’est par fausse analogie avec je tiendrais à ce que, je consens à ce que. De même remplir un but vient de remplir un désir, et embrasser une carrière est l’imitation d’embrasser une religion, une opinion. Quand l’élève voit la cause de la faute, il est mieux préparé à l’éviter.

    Sans faire de nos écoliers de petits orateurs, on peut les exercer à parler sur un sujet pendant trois ou quatre minutes, à condition qu’ils aient d’abord étudié le sujet et qu’ils le connaissent bien. On a remarqué la facilité avec laquelle les écoliers américains manient leur langue maternelle : cela tient aux exercices de l’école primaire. Ce n’est pas assez de faire apprendre la langue française à l’enfant : il faut la lui faire aimer. Le maître dira donc à l’occasion que notre langue a été la première qui, au moyen âge, se soit dégagée du latin; que dès le XIIe et le XIIIe siècle on la parlait dans toute l’Europe, que nos vieux poèmes du moyen âge ont été traduits en toutes les langues, et que nos héros français, comme Roland, ont été populaires dans le monde entier; il parlera ensuite de l’éclat incomparable que notre littérature a jeté au XVIe, au XVIIe et au XVIIIe siècles; il rappellera que la langue française est devenue la langue de la diplomatie ainsi que de la société polie de tout pays, et il pourra ajouter qu’aujourd’hui encore tout homme cultivé s’applique à la parler, ce qui n’est pas une raison pour nous de ne pas apprendre les langues étrangères, mais plutôt une raison de les apprendre, pour n’être pas moins instruits et moins bien préparés à tout événement que nos voisins. Pour faire comprendre les mérites que l’étranger découvre dans la langue française, le maître fera remarquer de temps à autre l’énergie ou la finesse de certaines expressions : souvent les locutions populaires sont d’une concision et d’une force particulières, que nous ne songeons pas à relever parce que nous y sommes habitués. Quelle précision dans un proverbe comme : Qui terre a, guerre a, ou dans : Il faut bien faire, et laisser dire. Un moyen de faire aimer en même temps que de faire apprendre la langue maternelle, ce sont les chansons, qui doivent avoir une place importante à l’école, à condition que les paroles soient bien choisies et méritent d’être retenues. Le jour où les élèves de toutes les régions de la France emporteront de l’école un certain nombre de chants partant d’une inspiration pure et élevée, un lien de plus aura été créé entre Français et la langue maternelle aura accru son empire sur les cœurs.

    Pour faire sentir la propriété des termes, un bon exercice est de choisir une idée et de montrer de combien de manières la langue parvient à la rendre. Je suppose qu’il s’agisse du verbe prendre et de ses différentes nuances : « Le soldat saisit son arme ; l’enfant cueille une fleur ; les gendarmes appréhendent un voleur ; le chat attrape la souris ; l’armée enlève la position ; l’écolier comprend le problème. » On fera percevoir ainsi la métaphore qui assimile notre intelligence à des mains qui s’emparent d’un objet. La langue anime tout : « Une auberge borgne ; une affaire louche; sourd comme un pot. » Les images de notre langue se rattachent à un passé qu’il faut tâcher de faire revivre. Tantôt elles nous viennent d’un jeu, par exemple du jeu de paume : « Il a pris la balle au bond. Je vais lui renvoyer la balle. Il s’est laissé empaumer. » Tantôt c’est à quelque profession qu’elles sont empruntées, comme celle du meunier, ou de l’aubergiste, ou du marchand, ou encore à la vie militaire ou à la marine. Pour ne parler que de cette dernière, voyez combien elle fournit de termes : « Allons l’accoster! Il ne veut pas démarrer d’ici. Aborde-le! Mettons le grappin sur lui ! Donnons-lui la chasse !» Des expressions d’un usage courant, telles que échouer ou arriver, n’ont pas d’autre origine. Les écrivains comme La Fontaine et Saint Simon abondent en expressions pittoresques, parce qu’ils savent la lan¬gue de beaucoup de corps d’état et de la plupart des situations sociales.

    L’étude de la formation des mots et leur classement en groupes et en familles a fait des progrès, grâce à de bons livres qui sont aujourd’hui entre les mains de tous nos maîtres. Ici surtout il importe de choisir ses exemples : autant que possible des verbes, et des verbes ayant pris naissance en français. Tel est le verbe monter, qui vient du substantif mont, l’idée du mouvement ascensionnel en général ayant été exprimée par un verbe qui voulait dire d’abord escalader une montagne. Voyez la hardiesse d’une langue qui dit : monter à cheval, le prix du blé a monté, le vin monte dans la bouteille. Ce verbe a donné les composés : surmonter (avec son dérivé insurmontable), re¬monter (un cavalier de remonte), démonter (cette interruption a démonté l’orateur). On dit aussi la montée d’une colline ; le montant d’une échelle, ou encore d’une note à payer ; le montage d’une machine, d’une filature ; la monture d’un cavalier, ou encore celle d’un thermomètre, d’un violon, d’un pistolet, d’un éventail, d’un bijou. Quand on dit qu’un directeur de théâtre monte une pièce, on compare le drame à un mécanisme dont les acteurs et les décors forment les ressorts et les rouages. Monter la tête à quelqu’un, c’est lui disposer la tête de telle façon qu’elle soit prête à un certain acte, ordinairement quelque sottise. Nous retournons maintenant au primitif mont pour l’entourer de ses dérivés montueux et montagne (qui a donné montagnard et montagneux). Enfin, en latin mons avait déjà donné promontoire. Les verbes passer, tourner, d’autres encore, pourraient donner lieu à des classifications analogues. Un tel exercice, fait de temps à autre, montre à l’élève quels sont les moyens de formation dont dispose notre langue et le parti intelligent qu’elle en a su tirer. Le maître pourra écrire exprès et dicter quelque narration renfermant nombre de mots de même famille, et que l’élève rapportera soulignés.

    On sait la difficulté qui se rencontre ici : à côté des mots d’origine populaire, il y a des mots d’extraction savante, tirés du latin par les érudits. Tandis que les mots populaires sont toujours bien formés, ceux d’origine savante laissent parfois à dire, car ils ne sont guère autre chose que le mot latin qu’on a fait entrer tout vif en français. Ainsi éteindre et éteignoir sont d’origine populaire ; mais inextinguible et extinction sont de provenance savante. C’est au tact de l’instituteur qu’il appartient d’examiner dans chaque cas s’il est possible de faire sentir la parenté aux élèves. Pour le verbe muer, par exemple, on pourra montrer le sens primitif, qui est « changer », par le rapprochement des composés commuer et remuer, et dès lors il sera possible de mentionner les mots savants tels que permutation et commutation. Mais il serait difficile, à l’école, de faire sentir la parenté de strict et étroit, de direct et adresse. Entre deux mots d’origine populaire, souvent la parenté remonte aux temps de la langue latine ; il vaut mieux alors n’en point parler. Comment faire comprendre à des écoliers le lien qui rattache le verbe pondre aux substantifs dépôt et compote ? D’autres fois, on peut bien composer des groupes, comme quand sous le verbe écrire on réunit les mots savants conscription et proscription ; mais le sens qu’ont ces derniers termes n’est éclairé que par l’histoire de la langue latine et des institutions romaines. Il faut donc un certain choix dans cette étude si intéressante.

    Pour les élèves voisins de nos frontières du midi, l’italien ou l’espagnol aideront à éclairer le français ; ils seront comme des plantes exotiques qui appellent l’attention sur les productions de notre sol. Pour tous ceux qui, à côté du français, possèdent un patois, le patois donnera pareillement matière à de nombreux et instructifs rapprochements. Les expressions anciennes et bien formées y abondent. A Jersey, non loin de Saint-Hélier, sur un poteau placé à l’entrée d’un champ, on peut encore lire aujourd’hui ces mots : « Il est défendu de trépasser dans ce champ. » Nous avons ici l’ancien mot trépasser, en italien trapassar, em¬ployé comme dans le livre des Rois : « Et la cha¬rogne Jesabel girra cume feins (comme du fumier) el champ de Israel, si que li trespassant dirrunt : Est-ço la noble dame Jesabel ? » Ce mot, qui marque le passage à travers, n’est plus usité en français littéraire que dans le sens unique du grand passage. Le même préfixe se trouve dans tressaillir, tressauter, et notre adverbe très, qui voulait dire : « de part en part, tout à fait », n’a pas d’autre origine. Que d’expressions pittoresques les patois ne contiennent-ils pas ! Dans le Berry, une toile d’araignée s’appelle une arantèle ; nous avons ici l’ancien mot d’aragne, encore employé par La Fontaine, figurant comme premier terme d’un composé. A des enfants on dit : « Allez vous évaguer dans le jardin !» C’est le môme verbe qui est contenu dans vagabond et extravagant. Les petits Parisiens n’ont pas de patois à leur usage ; mais l’instituteur fera bien de leur citer de temps à autre quelques mots de ce genre, pour leur donner une idée plus juste de ces anciens dialectes : ils ne sont pas la corruption ou la caricature du français ; ce sont des idiomes non moins anciens, non moins respectables que le français, mais qui, pour n’avoir pas été la langue de la capitale, ont été abandonnés à eux-mêmes et privés de culture littéraire. Que nos enfants accueillent toujours avec affection et curiosité ces frères déshérités du français ! Une fois qu’ils auront l’habitude d’observer les mots, ils feront attention aux idées et aux usages.

    C’est ainsi que tous les moyens concourront à enrichir le vocabulaire de l’élève. On a remarqué que nos écoles jettent tous les ans dans la société une quantité de jeunes gens qui savent lire, mais qui ne lisent point. Les plus belles œuvres de notre littérature sont non avenues pour eux ; tout au plus les journaux avec leurs produits frelatés, faits divers, procès criminels, feuilletons, parviennent-ils à captiver un instant leur attention. Si les élèves de nos écoles ne lisent pas assez, c’est que beaucoup de mots qu’ils rencontrent dans les livres n’ont pas pour leur esprit un sens précis et clair. Ils ferment bientôt des volumes dont la pensée se dérobe pour eux. Le temps passé à expliquer les mots ouvrira l’esprit aux idées et aux choses. Par les mots l’homme entre en possession de l’héritage intellectuel de ses ancêtres. Quelles longues et précieuses conquêtes de l’humanité ne représentent pas les noms de vertu, liberté, justice, honneur, charité, droit, devoir, patrie ! Mais pour les posséder, il ne suffit pas de les recevoir; on ne les tient vraiment que quand on a refait le travail qui les a créés. Il faut repenser ces mots, il faut savoir ce qu’ils ont coûté d’efforts et de luttes parfois sanglantes; autrement on ressemblerait à l’homme qui apporte une dépêche, mais qui en ignore le contenu. Voltaire pendant soixante ans pense, écrit, agit, combat, et cette longue suite d’efforts vient se résumer dans le mot de tolérance, qui prend place dans notre vocabulaire. Celui de bienfaisance, si familier à nos oreilles, est seulement entré dans la langue au siècle dernier : il est dû à l’abbé de Saint-Pierre. Montrons aux enfants ce que valent ces diamants du langage.

    Une fois que l’élève aura pris l’habitude de chercher ce qui est derrière les mots, ce sera pour son esprit un besoin et une règle. Il voudra vérifier ce qu’on lui propose. Il n’est pas surprenant que l’enseignement de la langue, pris dans toute son étendue et dans son vrai sens, se confonde avec l’éducation générale, puisque le langage est le principal instrument de communication entre les hommes, et puisque au moyen de la parole les générations sont solidaires les unes des autres. C’est ainsi que l’enseignement de la langue maternelle forme à la fois le commencement et le centre des études, et que le maître qui le donne dans toute son étendue en fait pour ses élèves le principal instrument de progrès.

                                            Michel Bréal.
Article LANGUE MATERNELLE.
DP 1887, Partie 2, Tome 2, p. 1120-1122.
Grammaire française, I.

Voir aussi : 
Michel Bréal  
Quelques mots sur l'instruction publique en France (1872)
L'orthographe
DU GOÛT DE LA LECTURE
Les locutions
Les proverbes
La propriété des termes : employer les mots justes
Les métaphores dans les mots
L'instituteur


Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, dir. F. Buisson et J. Guillaume
Article Langue Maternelle, édition 1887, Partie I, tome 2, par Félix Cadet.

Eugène Cuissart 
Trois conférences pédagogiques (1894) : 1) éducation intellectuelle ; 2) langage ; 3) leçon de choses
Manuel de lecture Cuissart 

Grégoire Girard, De l'enseignement régulier de la langue maternelle

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