Conformément au plan numérique pour l’éducation, lancé en mai 2015 par François Hollande, 175 000 collégiens et écoliers ont fait leur rentrée avec une tablette. Grâce à des «méthodes d’apprentissage innovantes», il promet de «favoriser la réussite scolaire», de «former des citoyens responsables et autonomes», de «préparer aux emplois digitaux de demain». Voilà un siècle que des technologies toujours plus en pointe se succèdent dans les classes, promettant inlassablement de révolutionner l’école. Mais le miracle n’a pas eu lieu. Et il ne se produira pas, prévient d’emblée Philippe Bihouix dans son nouvel essai le Désastre de l’école numérique(Seuil). Les résultats douchent systématiquement les espérances, et pourtant la course à l’équipement continue, onéreuse et nocive. Avec l’enseignante Karine Mauvilly, l’ingénieur et essayiste veut «jeter un pavé dans la mare», «ouvrir le débat», à l’heure où l’autre défi de la rentrée, c’est de laisser les Pokémon au portail des établissements scolaires.
En quoi l’école numérique est-elle un «désastre» ?
Elle est née sous une «mauvaise étoile» (de l’italien disastro), celle du besoin compulsif d’innover à tout prix, de la fascination naïve pour la technique et la nouveauté. Elle est une défaite, celle du «combat» pour une école plus juste : la fuite en avant numérique est d’abord le signe de l’échec de décennies de réformes du système scolaire. On n’a plus que ça à proposer, la technologie pour panser toutes les plaies du système scolaire.
Le plan numérique pour l’école serait d’abord idéologique…
Il s’inscrit dans cent cinquante ans d’utopies technopédagogiques. A chaque problème, sa promesse. Professeurs, vos élèves sont dissipés ? Les outils vont permettre d’augmenter la motivation, l’envie d’apprendre, la concentration. Le niveau baisse ? Le numérique transformera vos élèves en premiers de la classe, bosseurs, persévérants, collaboratifs, meilleurs aux examens. Certains sont en décrochage scolaire ? Une pédagogie interactive et ludique leur redonnera confiance, à leur rythme. Sans compter qu’en fournissant à tous les équipements et des ressources pédagogiques enrichies, on luttera contre les inégalités.
Le débat a déjà eu lieu, il y a eu une concertation en amont…
Oui mais elle a été conduite au pas de charge, avec un questionnaire en ligne et 150 rencontres dans les académies, le tout plié en à peine sept semaines début 2015. Pour «mobiliser les acteurs locaux», pas pour discuter la pertinence du numérique à l’école. Il y a eu une phase pilote menée sur quelques centaines d’établissements. Comment prétendre, en un an, sans étude comparative sérieuse, que l’orientation est la bonne ?
Les élèves apprennent-ils mieux avec le numérique ?
Aucune étude ne le démontre. Les rapports officiels eux, s’enchaînent, et ne reculent devant aucune simplification outrancière du type : «Le Danemark réussit à l’école, le Danemark intègre le numérique, donc le numérique permet de réussir.» Et tant pis si l’on sait depuis les Grecs anciens que ce genre de syllogisme est une erreur de raisonnement ; et tant pis s’il y a d’autres facteurs explicatifs dans le système éducatif danois, comme la pédagogie active : quand l’élève ne fait pas que recevoir mais produit son propre contenu, réutilise, remâche. Mais ce n’est pas nouveau, cela date de Freinet, des années 20. Même le rapport Pisa 2015, produit par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui est très pro-numérique, révèle que plus on est exposé aux écrans et moins on comprend les textes écrits.
Au moins permet-il de réduire les inégalités…
La fracture numérique s’est inversée. Le taux d’équipement est supérieur chez les enfants de milieux défavorisés. Ils sont équipés plus jeunes, et ont plus souvent l’ordinateur ou la télévision dans leur chambre, alors que dans les milieux plus aisés, les parents limitent le temps d’écran, retardent l’arrivée du portable. L’école numérique exige aussi un suivi parental plus appliqué, comme avec la «classe inversée», où il s’agit de visionner une vidéo à la maison, puis de consacrer le cours lui-même à des approfondissements ou des exercices. Tous les élèves ne regarderont pas la vidéo de la même façon : certains seront concentrés, accompagnés par leurs parents ; d’autres la regarderont d’un œil, en surfant en parallèle sur les réseaux sociaux. La pédagogie sur écran ne fera pas reculer le phénomène de reproduction sociale. Lutter vraiment contre les inégalités, ce n’est pas fournir des tablettes mais offrir des cours de violon, de théâtre…
La technologie elle-même n’est jamais remise en question, c’est toujours la faute de son environnement.
Une technologie chasse l’autre, les lanternes magiques d’Alfred Molteni, le cinématographe et les «machines à enseigner», etc. Les excuses sont toujours les mêmes : c’est parce qu’on n’a pas déployé assez vite, assez fort, que les profs n’ont pas été assez formés, qu’on n’a pas mis assez de contenu à disposition… Aujourd’hui, on est convaincu que cela marchera puisque les ressources numériques sont illimitées, comme si l’échec scolaire pouvait être associé à la pauvreté des manuels ! La voie de l’équipement en matériel est toujours privilégiée. Mais cette approche, qui consiste à installer voire imposer une technologie, puis à chercher ensuite à quels problèmes d’éducation elle pourrait bien servir, a systématiquement échoué.
Quels citoyens l’école numérique forme-t-elle?
On n’apprend plus de leçons par cœur, mais on accepte de sous-traiter sa connaissance et sa culture aux moteurs de recherche. Les promoteurs du numérique parlent de «faire tomber les murs de l’école», d’«habiter le monde». Mais avant, il faut peut-être partir d’une base stable, d’une connaissance solide, commencer par comprendre son territoire. L’école numérique, c’est un projet de déconnexion toujours plus grande de l’homme d’avec son milieu naturel. Nous allons élever des enfants «hors-sol», comme nos tomates insipides! Avec le numérique, on ne promeut plus l’effort : face au découragement, l’école doit devenir ludique,gamifiée, l’enseignement doit être fun, les profs sympas. On ne laisse plus de place au hasard, à l’ennui, à l’apprentissage de la patience, de la lenteur, de la réflexion : tout doit devenir rapide, efficace, on veut tout, et tout de suite. L’école doit se consommer, comme le reste. Et tant pis pour les futurs poètes que l’ennui guidait parfois vers le ballet des feuilles d’automne. L’école moderne doit former des managers ou des chauffeurs «uberisés», pas des poètes.
L’école deviendrait même nocive…
La surconsommation d’écrans entraîne une addiction, des troubles du sommeil, de l’hyperactivité, un sentiment de mal-être. Les enfants sont déjà hyperconnectés, dans une sursollicitation permanente, et l’Education nationale veut encore ajouter du temps d’écran ? L’école valide, alors pourquoi les parents s’inquiéteraient ? Cela crée même un besoin. Par crainte que leur enfant ne soit pénalisé, les parents achètent des ordinateurs, imprimantes, tablettes… La prescription technologique est très forte.
C’est un juteux marché…
Derrière ce siècle de technologies à l’école, il y a toujours les fabricants. Aujourd’hui c’est Microsoft et ses logiciels. L’équipement en tablettes pour tous les lycéens et collégiens, cela représente jusqu’à 13 % du marché français. L’élite politique, en proie à la tyrannie du benchmark et des comparaisons internationales, craignant de paraître ronchonne ou grincheuse, ne s’oppose pas, par définition, à la modernité, à l’école du XXIe siècle. Mais d’un côté, on éduque nos enfants au développement durable et de l’autre, on leur met entre les mains des objets qui deviendront des déchets électroniques ingérables dans trois ans. Car l’empreinte écologique du numérique est forte, loin de l’illusion d’immatérialité. Avec les milliards d’euros du plan numérique, on pourrait créer des postes d’enseignant, ou augmenter leur salaire, acheter des instruments de musique, du matériel artistique…
Il faut aussi comprendre les parents, angoissés par le chômage des jeunes.
Oui, mais est-ce en leur donnant des cours de programmation en primaire qu’on inscrira mieux les jeunes dans le monde de demain, numérisé, globalisé, précarisé ? Qui est capable de dire à quoi ressemblera le numérique dans quinze ans ? Je sais utiliser un ordinateur et Internet alors que je n’en avais pas au collège. Ce n’est pas très compliqué d’apprendre tout ça sur le tard. C’est beaucoup plus difficile pour l’orthographe et la grammaire. Ne pas savoir lire correctement avant 25 ans risque de faire rater un certain nombre d’opportunités. Et la prise de notes manuscrites permet de consigner des idées, de mémoriser, de reformuler avec ses propres mots quand le clavier incite à la paraphrase.
Le métier d’enseignant a-t-il changé avec le numérique ?
Les profs doivent trouver des vidéos sur Internet et les télécharger, installer le matériel, le faire marcher, remplir le cahier de texte électronique, enregistrer les cours pour les vidéos de «classes inversées». Ils deviennent des robots qui cochent des items sur des logiciels. Leurs outils de travail se sont dématérialisés, leur vie professionnelle jargonisée. Et encore, ce n’est que le début. Bientôt les élèves auront accès au cours de n’importe où et pourront communiquer en temps réel avec leur enseignant. L’horizon, c’est de ne plus jamais débrancher. La question de la productivité des professeurs a toujours été sous-jacente au déploiement de la technologie à l’école. Dès les années 1910, aux Etats-Unis, les disciples de Frederick Taylor sont envoyés dans les classes, chronomètre en main, tandis que de son côté, Thomas Edison promet de passer à «100 % d’efficacité» avec les films éducatifs, contre 2 % pour les livres… Les textes officiels, prudents aujourd’hui, soulignent le rôle formidable des profs, devenus «catalyseurs d’intelligence collective»,transformés en ingénieurs pédagogiques. Mais il est déjà envisagé, à terme, de rééquilibrer e-learning et présentiel, c’est-à-dire de mettre moins de profs et des cours sur ordinateur. Dans les pensionnats huppés de Suisse, aux Etats-Unis ou en Angleterre, c’est le contraire : il y a plus de profs par élève que dans nos écoles de la République.
L’école est tout de même utile pour apprendre aux élèves à déjouer les manipulations du Web, le complotisme…
Nous ne contestons pas qu’il faille éduquer AU numérique. Mais là, il est question d’éduquer PAR le numérique, la pédagogie est bousculée dans l’ensemble des matières.
Il faudrait revenir en arrière ?
Non, il s’agit de découpler numérique et innovation, réinventer une école libérée des écrans. Les enseignants doivent reprendre confiance dans leur supériorité sur la machine. Ce sont eux, les vraies «ressources illimitées», pas les logiciels de Microsoft et Google !
A quoi ressemble votre école sans écran ?
Elle assure les fondamentaux au lieu de proposer une scolarité papillonnante - à l’image de notre société du «multitâches». C’est une école où l’on retrouve le goût de l’effort, lieu d’apprentissage de savoirs parfois barbants, et pas seulement un lieu magique de découverte. Parfois même, on s’ennuie un peu, on lit des livres en papier et l’informatique est une matière comme une autre, pas un vecteur pédagogique, enseignée à partir du lycée seulement. Cette école re-missionnerait les familles sur l’éducation. Nos enfants ne sont pas des digital natives : ils n’ont pas un portable à l’oreille en naissant et ne parlent pas naturellement le langage SMS. On ne naît pas digital, on le devient ! C’est nous, les parents, et bientôt l’institution scolaire, qui leur transmettons notre addiction.